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3 septembre 2023 7 03 /09 /septembre /2023 15:29
Les habits neufs de la politique industrielle

Malgré les critiques que la politique industrielle a pu susciter, notamment parmi les économistes, non seulement les Etats n’ont jamais totalement cessé d’y recourir, mais le contexte actuel la rend sûrement encore plus impérieuse : les perturbations des chaînes de valeur internationales provoquées par la pandémie et l’aggravation des tensions géopolitiques ont pu démontrer la nécessité d’une certaine relocalisation des activités économiques, tandis que la lutte contre le changement climatique impose un verdissement de l’économie. Ces problèmes ont précisément conduit l’administration Biden à adopter un vaste plan de soutien à l’industrie américaine, notamment le secteur des microprocesseurs, à travers l’Inflation Reduction Act et le CHIPS Act.

Réka Juhász, Nathan Lane et Dani Rodrik (2023) ont récemment passé en revue la littérature économique sur la politique industrielle. Ils ont tout d’abord pris soin de bien définir cette notion. Ils qualifient de politiques industrielles les politiques adoptées par les gouvernements qui ciblent explicitement la transformation de la structure de l’activité économique en vue d’atteindre un certain objectif public. Généralement, elles visent à stimuler la croissance économique, mais elles peuvent avoir d’autres objectifs. Par exemple, elles peuvent chercher à assurer la souveraineté énergétique, opérer la transition vers la neutralité carbone, à stimuler la création d’emplois de bonne qualité ou encore à réduire les écarts de développement entre les territoires.

La politique industrielle a typiquement cherché à promouvoir des activités industrielles comme la métallurgie, l’automobile et l’aéronautique, mais elle peut aussi chercher à promouvoir des activités tertiaires ou des types spécifiques de recherche-développement. Les politiques industrielles visent toujours à créer des incitations pour des acteurs du secteur privé, en particulier les entreprises. Elles passent généralement par des subventions, mais elles peuvent prendre d’autres formes, comme des barrières aux importations ou la formation publique. Pour Juhász et ses coauteurs, il n’est plus approprié, voire il n’a jamais été approprié, d’identifier la politique industrielle avec des politiques protectionnistes : les politiques industrielles cherchent généralement à promouvoir les exportations. Ils notent aussi que l’utilisation de la politique industrielle a été très répandue, mais aussi que les pays développés y ont davantage recours que les pays en développement, notamment parce qu’ils disposent de davantage de ressources pour ce faire. 

Sur le plan théorique, Juhász et ses coauteurs estiment que le recours à la politique industrielle trouve trois grandes justifications, tenant généralement à l’idée qu’il existe des défaillances de marché. La première justification à la politique industrielle est qu’elle favorise les activités sources d’externalités positives : les producteurs pourraient être peu incités à développer certaines activités bénéfiques à l’ensemble de l’économie dans la mesure où ils ne sont qu’en partie rémunérés pour les bénéfiques qu’ils apportent à la collectivité. La littérature met souvent en avant les externalités associées à l’activité de recherche-développement et à l’apprentissage par la pratique et elle présente généralement les subventions publiques comme le principal remède pour les stimuler. Il existe d’autres externalités, moins souvent explorées notamment celles tenant à la sécurité nationale : un pays gagne en résilience lorsqu’il réduit sa dépendance vis-à-vis de ressources étrangères, par exemple les produits médicaux, les terres rares et les semi-conducteurs. La deuxième justification tient aux défauts de coordination tenant au fait que beaucoup de productions sont complémentaires à d’autres productions, si bien que l’économie risque de se retrouver à un équilibre sous-optimal : chaque producteur produit peu précisément car les autres producteurs produisent peu. L’intervention publique vise alors à pousser l’économie à un équilibre optimal, en l’occurrence une situation où chaque producteur produit beaucoup précisément parce que les autres producteurs produisent beaucoup. La troisième justification tient aux biens publics. Certains de ces derniers bénéficient à l'ensemble des producteurs ; c'est le cas des infrastructures et de l'Etat de droit par exemple. Cela dit, les producteurs peuvent avoir besoin de biens publics spécifiques à leur domaine d’activité ou à leur localisation. Par exemple, les entreprises ne nécessitent pas les mêmes types de qualifications, si bien que l’Etat doit décider quel type de formation il doit promouvoir en priorité. 

Inversement, l’idée d’un recours à la politique industrielle suscite plusieurs critiques, des critiques qui mettent l’accent sur les défaillances de l’Etat [Wyplosz, 2019 ; Wyplosz, 2023]. La première concerne les problèmes d’asymétrie d’information : l’Etat manquerait d’informations pour identifier correctement les secteurs prometteurs dont il faut promouvoir le développement. En outre, il est susceptible d’alimenter les comportements de corruption et de se retrouver capturé par des intérêts particuliers, notamment sous l’effet du lobbying. Pour ces deux raisons, les ressources publiques sont susceptibles de se retrouver allouées dans des activités enrichissant des intérêts particuliers, au détriment de l’ensemble de la collectivité. 

Pour démontrer la pertinence de la politique industrielle, ses partisans mettent en avant les miracles économiques que plusieurs pays asiatiques, en particulier le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Chine, ont connus en y recourant massivement. Ses détracteurs estiment que ces réussites constituent des cas particuliers et qu’elles peuvent être difficilement répliquées ailleurs, dans la mesure où ces pays disposeraient d’une bureaucratie plus compétente et d’un Etat mieux à même de discipliner le secteur privé que les autres pays. Ils mettent également en avant des expériences historiques décevantes comme la pratique de la substitution aux importations, en vogue dans l’Amérique latine au milieu du vingtième siècle.

Les premiers travaux empiriques ont pu aboutir à des conclusions peu enthousiastes quant à l'opportunité de recourir à la politique industrielle. Ils ont par exemple noté une corrélation négative entre le montant des aides publiques et le niveau de productivité au niveau sectoriel, un résultat qui conforte l'hypothèse que l'Etat souffre d'un défaut informationnel ou que ses subventions nourrissent des comportements de chasse à la rente [Krueger et Tuncer, 1982 ; Harrison, 1994 ; Lee, 1996 ; Beason et Weinstein, 1996]. Juhász et ses coauteurs notent toutefois qu'une telle corrélation pourrait s'expliquer par la tendance de l'Etat à intervenir là où les défauts de marché sont précisément les plus importantes. 

Ils soulignent ainsi les nombreuses difficultés méthodologiques que rencontrent les analyses empiriques cherchant à identifier le fonctionnement et l’impact de la politique industrielle, en l'occurrence ici l'endogénéité de l'intervention publique. Bénéficiant d’une méthodologie plus robuste, de nombreux travaux empiriques publiés ces dernières années ont apporté un nouvel éclairage sur le fonctionnement et les effets de la politique industrielle. En passant en revue cette récente vague d’études, Juhász et ses coauteurs concluent qu’elle offre une image plus positive de la politique industrielle que n’en donnaient les travaux antérieurs. Elle tend en effet selon eux à montrer que la politique industrielle mobilise plutôt efficacement les ressources et exercent des effets amples et durables sur la structure de l’économie.

 

Références

BEASON, R., & David E. WEINSTEIN (1996), « Growth, economies of scale, and targeting in Japan (1955–1990) », in The Review of Economics and Statistics, vol. 78, n° 2.

HARRISON, Ann E. (1994), « An empirical test of the infant industry argument: Comment », in American Economic Review, vol. 84, n° 4.

IRWIN, Douglas (2023), « The return of industrial policy », in FMI, Finance & Development, juin. Traduction française, « Le retour de la politique industrielle ».

JUHÁSZ, Réka, Nathan J. LANE & Dani RODRIK (2023), « The new economics of industrial policy », NBER, working paper, n° 31538.

KRUEGER, Anne O., & Baran TUNCER (1982), « An empirical test of the infant industry argument », in American Economic Review, vol. 72, n° 5.

LEE, Jong-Wha (1996), « Government Interventions and economic growth », in Journal of Economic Growth, vol. 1.

WYPLOSZ, Charles (2019), « Retour de la politique industrielle », Télos, 4 mars.

WYPLOSZ, Charles (2023), « Le grand retour de la politique industrielle, vraiment ? », Le Temps, 30 août.

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27 août 2023 7 27 /08 /août /2023 13:03
Les montagnes de dette ne sont pas près de disparaître 

Les dettes publiques ont atteint des niveaux sans précédent en temps de paix. Depuis la crise financière mondiale, les ratios dette publique sur PIB à travers le monde sont passés en moyenne de 40 % à 60 %. Dans les pays développés, ils ont atteint en moyenne les 85 %. Aux Etats-Unis, la dette fédérale se rapproche des 100 % du PIB, mais dans d’autres pays développés, comme l'Italie et le Japon, le ratio dette publique sur PIB atteint des niveaux encore plus élevés. Certains, notamment au sein des institutions internationales comme la BRI et le FMI, ont exprimé leurs inquiétudes et appelé à réduire rapidement cet endettement.

GRAPHIQUE Dette publique nette (en % du PIB)

Les montagnes de dette ne sont pas près de disparaître 

source : FMI

Dans un papier présenté hier à la conférence de Jackson Hole, Serkan Arslanalp et Barry Eichengreen (2023) ont développé l’idée qu'une forte réduction de la dette publique, aussi désirable soit-elle, est improbable dans un avenir proche.

Certes, le différentiel taux d’intérêt-taux de croissance (rg) a été particulièrement favorable ces dernières décennies, même négatif, ce qui a permis de pousser à la baisse le ratio dette publique sur PIB à mesure que la croissance se poursuivait [Blanchard, 2019]. Mais il apparaît improbable qu’il soit plus favorable : les taux d’intérêt réels ont atteint de très faibles niveaux et semblent amorcer une hausse durable, tandis que les perspectives de croissance à long terme restent moroses. Une innovation majeure, peut-être l’intelligence artificielle, pourrait peut-être fortement stimuler la productivité, mais par le passé l’effet des innovations majeures ne s’est pas matérialisé immédiatement [Eichengreen, 2015].  

En principe, les gouvernements peuvent fortement réduire leur ratio d’endettement en générant d’amples excédents primaires, c'est-à-dire en optant pour une certaine combinaison de hausse d'impôts et de baisse des dépenses publiques. Malheureusement, par le passé, les amples excédents primaires ont eu tendance à ne pas durer : au cours du dernier demi-siècle, les épisodes pendant lesquels les pays ont connu des excédents de 3 à 5 % du PIB ont généralement été brefs [Eichengreen et Panizza, 2016]. Le maintien d’amples excédents primaires nécessite en effet des conditions économiques favorables et un certain degré de solidarité politique. Au dix-neuvième siècle, c’est un tel contexte qui a par exemple permis à la Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et à la France de fortement réduire les dettes qu’ils avaient héritées des guerres : les gouvernements voulaient chercher à assainir rapidement leurs finances pour être capables de s’endetter fortement en cas de nouveau conflit (dans le cas français), les créanciers étaient très représentés au Parlement (dans le cas britannique), etc. Plus largement, l’Etat ne jouait pas à l’époque un rôle actif dans l’économie en temps normal. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Et avec le vieillissement démographique, la transition vers la neutralité carbone, l'adaptation au changement climatique et peut-être même la remilitarisation du monde, il apparaît certain que le niveau de dépenses publiques continue d'augmenter. 

Le plafonnement des taux d’intérêt via des mesures de répression financière a pu contribuer à réduire les ratios dette publique sur PIB par le passé, en l’occurrence au sortir de la Seconde Guerre mondiale : les banques centrales, notamment sous la pression des autorités budgétaires, sont intervenues pour maintenir les taux d’intérêt des titres publics à un très faible niveau, malgré de fortes poussées d’inflation, tandis que les flux de capitaux, entre les pays et en leur sein, étaient très réglementés, canalisant l’épargne vers les titres publics [Reinhart et Sbrancia, 2015]. Mais Arslanalp et Eichengreen estiment improbable le recours à une telle option aujourd’hui. D’une part, les banques centrales jouissent d’une bien plus grande indépendance qu’à l’époque, si bien qu’elles sont notamment moins tolérantes à laisser l’inflation fortement varier. D’autre part, une remise en cause de la libéralisation financière semble peu probable, tandis que les innovations financières (avec l’exemple récent des crypto-actifs) contribuent à élargir toujours plus la gamme d’instruments à la disposition des épargnants.

La forte hausse de l’inflation observée au sortir de la pandémie laisse beaucoup espérer que l’inflation puisse jouer un rôle significatif dans l’allègement du poids réel des dettes publiques. Arslanalp et Eichengreen notent d’ailleurs qu’elle a d’ailleurs contribué avec le rebond de la croissance à réduire de 5 points de pourcentage le ratio dette publique sur PIB aux Etats-Unis et au niveau mondial en 2020 et 2021. Mais elle y a contribué parce que sa hausse n’a pas été anticipée. En effet, Daniel Garcia-Macia (2022) et Ichiro Fukunaga et alii (2022) concluent, à partir de données débutant dans les années 1990, que l’inflation exercé un impact sur le ratio d’endettement seulement lorsqu’elle n’est pas anticipée. Recourant à des données remontant jusqu’au dix-neuvième siècle, Barry Eichengreen et Rui Esteves (2022) n’ont pas repéré de claire relation positive entre inflation et consolidations de la dette publique. En outre, ils constatent qu’au cours des périodes où l’inflation a été durablement forte, les paiements d’intérêts ont eu tendance à fortement augmenter et la maturité de la dette à diminuer, réduisant l’impact positif de l’inflation sur le ratio d’endettement. Parmi les 30 épisodes de fortes réductions du ratio dette publique sur PIB dans les pays développés après la Seconde Guerre mondiale qu’ils ont observés, Sofia Bernardini et alii (2022) constatent que l’inflation n’a joué un rôle déterminant dans le désendettement public qu’en atteignant des taux très élevés et, plus largement, qu’elle n’a contribué à réduire le poids de la dette qu’en étant accompagnée de mesures comme la répression financière et le contrôle des capitaux, c'est-à-dire dans un contexte peu probable aujourd'hui.

Ainsi, Arslanalp et Eichengreen estiment qu’il faut considérer les dettes élevées comme un « état semi-permanent ». Pour autant, cela ne veut pas dire que cette situation ne posera pas problème. Et, en l’occurrence, elle risque d’être davantage problématique pour les pays en développement que pour les pays développés. Il y a en effet à travers le monde une forte demande de titres sûrs. Cette demande émane certes des banques centrales des pays émergents, mais aussi du secteur privé. Elle s’explique notamment par la volonté de ces agents de détenir des actifs sûrs comme moyen d’assurance contre les risques. Or, les pays émergents et, plus encore, les pays à bas revenu ont une capacité limitée à produire des actifs sûrs, si bien que cette demande ne peut être satisfaite qu’auprès des gouvernements des pays développés. Cela permet à ces derniers quasiment assurés de la soutenabilité de leur dette publique.

Par contre, non seulement les pays émergents et à bas revenu ne bénéficient pas d’une telle demande, mais la maturité et la composition de leur dette sont en outre moins favorables. Pour Arslanalp et Eichengreen, cela plaide en faveur d’une restructuration de leur dette. Or, celle-ci apparaît plus difficile à mettre en œuvre aujourd’hui, en raison de l’essor de la finance de marché et de créanciers publics extérieurs au Club de Paris.

 

Références

ARSLANALP, Serkan, & Barry EICHENGREEN (2023), « Living with high public debt ».

BERNARDINI, Sofia, Carlo COTTARELLI, Giampaolo GALLI & Carlo VALDES (2021), « Reducing public debt: The experience of advanced economies », in Journal of Insurance and Financial Management, vol. 4, n° 5.

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », in American Economic Review, vol. 109, n° 4.

EICHENGREEN, Barry (2015), « Secular stagnation: The long view », in American Economic Association Papers and Proceedings, vol. 105, n° 5.

EICHENGREEN, Barry, & Ugo PANIZZA (2016), « A surplus of ambition: Can Europe rely on large primary surpluses to solve its debt problem? », in Economic Policy, vol. 31.

EICHENGREEN, Barry, & Rui ESTEVES (2023), « Up and away? Inflation and debt consolidation in historical perspective », in Oxford Open Economics, vol. 1.

FUKUNAGA, Ichiro, Takuji KOMATSUZAKI & Hideaki MATSUOKA (2022), « Inflation and public debt reversals in advanced economies », in Contemporary Economic Policy, vol. 40, n° 1.

GARCIA-MACIA, Daniel (2023), « The effects of inflation on public finances », FMI, working paper, n° 23/93.

REINHART, Carmen M., & M. Belen SBRANCIA (2015), « The liquidation of government debt », in Economic Policy, vol. 30, n° 82.

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4 juin 2023 7 04 /06 /juin /2023 15:59
Quels sont les effets d'une dépréciation du taux de change sur l'activité économique ?

Après plusieurs décennies de débats, la littérature n’a pas abouti à un consensus sur les répercussions macroéconomiques d’une dépréciation du taux de change. Pour certains économistes, les dépréciations tendent à stimuler l’activité économique. En l’occurrence, elles le feraient en provoquant une réorientation des dépenses (expenditure-switching) sur les marchés des produits : selon le modèle Mundell-Fleming, une dépréciation augmente le prix relatif des biens produits à l’étranger vis-à-vis des biens domestiques, ce qui devrait inciter les résidents et les étrangers à consommer davantage de ces derniers, donc stimuler par ce biais la production domestique (1). Certains travaux focalisés sur années 1930 concluent que les dépréciations qu’ont connues les premiers pays à avoir abandonné l’étalon-or ont fortement stimulé leur activité domestique [Eichengreen et Sachs, 1985]. 

Pour d’autres économistes, les dépréciations tendent au contraire à déprimer l’activité domestique. C’est ce qu’a notamment suggéré la crise asiatique à la fin des années 1990 : les économies touchées par celles-ci se sont effondrées, alors même que leur monnaie était fortement dévaluée. En effet, en augmentant le prix des biens importés, la dépréciation va non seulement dégrader le pouvoir d'achat des ménages, mais aussi alourdir les coûts de production des entreprises, et ce d’autant plus que des importations sont incompressibles, c’est-à-dire n’ont pas de substituts domestiques [Wijnbergen, 1989]. En outre, une dépréciation peut entraîner un effet de revenu négatif : si les salaires ne s’ajustent pas immédiatement aux prix, il y a une redistribution des salaires aux profits, c’est-à-dire des agents à forte propension à consommer vers les agents à faible propension à consommer [Diaz-Alejandro, 1965 ; Cooper, 1971 ; Krugman et Taylor, 1978]. Une dépréciation peut aussi occasionner un effet de bilan négatif : lorsque les recettes des entreprises sont libellées en monnaie domestique, mais que celles-ci se sont endettées en devises étrangères, une dépréciation du taux de change augmente le poids de l’endettement, ce qui augmente le risque de faillites pour les entreprises et le risque de crise financière [Céspedes et alii, 2004]. C’est un tel effet qui aurait été à l’œuvre lors des crises de change des pays asiatiques selon Paul Krugman (1999). 

Enfin, pour d’autres économistes encore, les variations du taux de change sont pour l’essentiel déconnectées des agrégats macroéconomiques [Meese et Rogoff, 1983 ; Baxter et Stockman, 1989 ; Flood et Rose, 1995 ; Devereux et Engel, 2002]. Selon Maurice Obstfeld et Kenneth Rogoff (2000), cette apparente déconnexion constitue d’ailleurs l’une des six grandes énigmes en économie internationale. 

Cette question de l’effet de la dépréciation du taux de change sur l’activité économique est difficile à trancher en raison de problèmes d’endogénéité. D’un côté, de nombreux facteurs autres que les variations du taux de change sont susceptibles d’influencer l’activité domestique ; de l’autre, de nombreux facteurs autres que l’activité domestique sont susceptibles d’influencer le taux de change. Les études cherchant à déterminer l’éventuelle influence des variations du taux de change sur l’activité économique sont confrontés à la présence de facteurs confondants. Par exemple, quand un pays subit un choc négatif, son taux de change aura tendance à se déprécier et la croissance à ralentir. Dans ce cas-là, une analyse superficielle risque de conclure erronément que la dépréciation freine la croissance. 

Masao Fukui, Emi Nakamura et Jón Steinsson (2023) se sont alors appuyés sur une expérience naturelle pour déterminer les effets propres à une dépréciation. Certaines devises sont ancrées sur le dollar américain. Par conséquent, quand le dollar se déprécie, elles tendent à se déprécier vis-à-vis des devises qui flottent librement vis-à-vis du dollar. Fukui et ses coauteurs ont étudié les répercussions de ces dépréciations « induites » par le régime de change en comparant la performance des pays ayant ancré leur monnaie sur le dollar avec celle des pays qui l’ont laissée flotter. Dans la mesure où les chocs idiosyncratiques touchant chaque pays n’affectent pas le taux de change du dollar, cette approche permet d’exclure toutes les variations du taux de change dues à de tels chocs. 

Fukui et ses coauteurs concluent que les dépréciations induites par le régime de change sont fortement expansionnistes. Une dépréciation du dollar américain entraîne une dépréciation du taux de change, tant nominal que réel, des devises des pays ancrées sur le dollar relativement aux devises qui flottent librement vis-à-vis de ce dernier. Cette dépréciation est assez durable, dans la mesure où elle dure à peu près cinq ans. La production, la consommation et l’investissement connaissent un boom dans les pays ayant ancré leur monnaie sur le dollar. Ce boom se manifeste graduellement et atteint son pic cinq ans après le début de la dépréciation. En définitive, Fukui et ses coauteurs estiment qu’une dépréciation de 10 % induite par le régime de change se traduit par une hausse du PIB de 5,5 % au cours des cinq années suivantes. 

Ils ont alors observé l’effet des dépréciations sur d’autres agrégats macroéconomiques pour déterminer la mécanique à l’œuvre. Ils notent, d’une part, que les exportations nettes chutent suite à une dépréciation induite par le régime de change et, d’autre part, que les taux d’intérêt nominaux tendent à augmenter suite à celle-ci. Le premier constat amène à douter que la dépréciation stimule l’activité domestique en stimulant les exportations via une réorientation des dépenses. Le second amène à douter que la dépréciation se traduise par un assouplissement de la politique monétaire dans les pays ayant ancré leur monnaie au dollar relativement aux pays ayant laissé leur monnaie flotter vis-à-vis de celui-ci. De tels constats amènent à écarter les modèles traditionnellement utilisés pour expliquer l'impact des variations du taux de change.

 

(1) Ce résultat n’est toutefois attendu que si la condition Marshall-Lerner est vérifiée, c’est-à-dire si la somme des élasticités des exportations et des importations est supérieure à l’unité. Les études ne prêtent guère à l’optimisme. 

 

Références

BAXTER, Marianne, & Alan C. STOCKMAN (1989), « Business cycles and the exchange rate system », in Journal of Monetary Economics, vol. 23.

CÉSPEDES, Luis Felipe, Roberto CHANG & Andrés VELASCO (2004), « Balance sheets and exchange rate policy », in American Economic Review, vol. 94.

COOPER, Richard N. (1971), « Currency devaluation in developing countries », in Essays in International Finance, n° 86.

DEVEREUX, Michael B. & Charles ENGEL (2002), « Exchange rate pass-through, exchange rate volatility, and exchange rate disconnect », in Journal of Monetary Economics, vol. 49.

DIAZ ALEJANDRO, Carlos F. (1963), « A note on the impact of devaluation and the redistributive effect », in Journal of Political Economy, vol. 71.

EDWARD, Sebastian (1986), « Are devaluations contractionary? », in The Review of Economics and Statistics, MIT Press, vol. 68, n° 3. 

EICHENGREEN, Barry, & Jeffrey SACHS (1985), « Exchange rates and economic recovery in the 1930s », in Journal of Economic History, vol. XLV, n° 4.

FLOOD, Robert P., & Andrew K. ROSE (1995), « Fixing exchange rates: a virtual quest for fundamentals », in Journal of Monetary Economics, vol. 36.

FUKUI, Masao, Emi NAKAMURA & Jón STEINSSON (2023), « The macroeconomic consequences of exchange rate depreciations », NBER, working paper, n° 31279.

KRUGMAN, Paul (1999), « Balance sheets, the transfer problem, and financial crises », in International Tax and Public Finance, vol. 6.

KRUGMAN, P., & L. TAYLOR (1978), « Contractionary effects of devaluation », in Journal of International Economics, vol. 8.

MEESE, Richard A., & Kenneth ROGOFF (1983), « Empirical exchange rate models of the seventies: Do they fit out of sample? », in Journal of International Economics, vol. 14, n° 1-2.

OBSTFELD, Maurice, & Kenneth ROGOFF (2000), « Six major puzzles in international macroeconomics: Is there a common cause? », in NBER Macroeconomics Annual, vol. 15.

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