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11 avril 2021 7 11 /04 /avril /2021 16:06
Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection !

Les économistes ont tendance à partir d’un cadre néoclassique pour étudier les effets de l’immigration sur le marché du travail. Les immigrés étant très souvent en âge de travailler, l’immigration se traduit immédiatement par une hausse de l’offre de travail. Or, dans la modélisation néoclassique, la hausse de l’offre sur un marché entraîne une baisse du prix d’équilibre et, le temps que le prix s’ajuste pour rejoindre son nouvel équilibre, une offre excédentaire. Autrement dit, sur le marché du travail, on s’attend à une baisse des salaires pour les autochtones et, le temps de l’ajustement, à une hausse de leur chômage.

Une telle modélisation est bien sûr simplificatrice. Elle risque tout d’abord de nous amener à négliger les effets de bouclage : si un territoire connaît une vague d’immigration, celle-ci va certes directement accroître l’offre de travail, mais elle va aussi, plus indirectement, accroître la demande de travail, dans la mesure où les immigrés sont aussi des consommateurs. La demande de travail augmentant, l’effet négatif de l’immigration sur les salaires des autochtones s’en trouve atténué. Ensuite, il ne faut pas oublier que les travailleurs, ne serait-ce que parmi les autochtones, ne forment pas un ensemble homogène : ils diffèrent notamment en termes de compétences. Par exemple, les immigrés n’ont pas nécessairement les mêmes qualifications que les autochtones. Si les immigrés sont essentiellement peu qualifiés, ce sont surtout les natifs peu qualifiés qu’ils risquent de « concurrencer ». Plus largement, les immigrés entrent en concurrence avec les natifs qui leur sont comparables.

Toute une littérature en économie du travail a cherché à déterminer empiriquement l’impact exact de l’immigration sur l’emploi et les salaires des autochtones. Elle n'est pas parvenue à un consensus, tant la mesure de cet impact pose de redoutables défis méthodologiques. En l'occurrence, ces trois dernières décennies ont été marquées par de très vifs débats, opposant notamment David Card et George Borjas, initialement autour de l’exode de Mariel. Selon Card (1990), qui s’appuie sur la méthode dite « des doubles différences » (ou « des différences de différences »), l’arrivée des réfugiés cubains (les « Marielitos ») à Miami n’a guère affecté la situation des autochtones : en l’occurrence, la situation des autochtones habitant Miami ne semble guère s’être dégradée lorsqu’on la compare avec celle des autochtones habitant d’autres villes américaines économiquement similaires à Miami.

Pour Borjas (2003), l’immigration a au contraire un impact significatif sur les salaires des autochtones (1), mais l’approche des doubles différences peut difficilement le saisir dans la mesure où les autochtones peuvent réagir à l’arrivée des immigrés en se déplaçant vers d'autres marchés du travail où ces derniers ne sont pas arrivés, diffusant le choc d’offre initial aux autres marchés du travail. Par exemple, les autochtones peuvent déménager ou rechercher un emploi dans les villes qui ont accueilli moins d’immigrés [Borjas, 2006] ; ils peuvent se tourner vers la formation pour acquérir de nouvelles compétences et ainsi pour ne plus être directement concurrencés par les immigrés [Hunt, 2017] ; ils peuvent changer de profession [Card, 2001] ; ils peuvent tout simplement quitter la vie active [Dustmann et alii, 2017], etc. En définitive, la variation des salaires directement provoquée par le choc d’offre dans une zone d’emploi risque d’être en partie dissimulée par la transmission de ce choc aux zones d’emplois qu’il n’a pas initialement touchés. Selon Borjas (2017), c’est précisément pour cette raison que Card n’a pas correctement identifié l’impact des réfugiés cubains sur la situation des natifs à Miami. 

En fait, la variation des salaires provoquée par l’immigration ne dépend pas seulement de l’ampleur de la réaction des natifs, mais également de sa composition : rien ne certifie que ce sont n’importe quels natifs qui changent de marché de travail en réaction à l’arrivée d’immigrés. Il peut y avoir un effet de composition et celui-ci va lui-même affecter le salaire moyen des autochtones, conduisant l'économiste qui ne le prendrait pas en compte à sous-évaluer ou surévaluer l'impact de l'immigration sur le salaire moyen. 

GRAPHIQUE 1  Part des immigrés dans la population active française (en %)

Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection !

source : Borjas et Edo (2021)

George Borjas et Anthony Edo (2021) viennent d’illustrer l’importance de ce biais de sélection en se focalisant sur le marché du travail français et plus exactement en distinguant la situation des femmes de celle des hommes. En effet, la France a connu une importante féminisation de sa main-d’œuvre immigrée au cours des dernières décennies. La part des immigrés parmi les hommes actifs a certes diminué, mais la part des immigrées parmi les femmes actives a augmenté, passant de 5,7 % à 9,2 % entre 1968 et 2007 (cf. graphique 1). En conséquence, la part des femmes parmi les travailleurs nés à l’étranger est passée de 18,7 % à 22,8 % entre 1962 et 1975, pour ensuite doubler et atteindre 42,4 % en 1999 (cf. graphique 2). Cela ne s’explique pas seulement par les comportements de regroupement familial. « Les femmes qui arrivent en France sont de plus en plus souvent des célibataires ou des "pionnières" qui devancent leur conjoint » [Beauchemin et alii, 2013].

GRAPHIQUE 2  Part des femmes parmi les travailleurs immigrés (en %)

Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires ? Gare au biais de sélection !

source : Borjas et Edo (2021)

L’accroissement de la part des femmes parmi les immigrés peut ne pas affecter de la même façon les autochtones selon leur sexe, dans la mesure où les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes emplois et où la l’offre de travail des femmes tend à être plus élastique que celle des hommes à la marge extensive : relativement aux hommes, les femmes ont davantage tendance à réduire leur offre de travail en quittant tout simplement le marché du travail plutôt qu’en réduisant leur temps de travail. Par conséquent, le choc d’offre peut avoir eu un impact significatif sur le taux d’activité des femmes autochtones, ce qui biaise la mesure de l’impact de l’immigration sur les salaires.

Les corrélations brutes suggèrent que l’immigration a réduit le salaire des natifs, mais non des natives, tandis qu’il a réduit le taux d’emploi des natives, mais non celui des natifs. Or, Borjas et Edo montrent au terme de leur analyse que cette élasticité apparemment nulle des salaires des femmes est un artefact produit par le biais de sélection. En effet, les natives qui quittèrent le marché du travail après le choc d’offre étaient des femmes relativement peu rémunérées. Leur sortie de la vie active s’est mécaniquement traduite par une hausse du salaire moyen simplement par effet de composition : le salaire moyen des femmes autochtones a eu tendance par ce biais-là à augmenter du seul fait que la part des femmes peu rémunérées s’est réduite. Une fois cet effet de composition pris en compte, il apparaît que l’immigration a bien eu un effet négatif sur les salaires des natives : le salaire moyen des natives ne semble guère avoir varié face au choc d’offre précisément par ce que l’effet négatif de ce dernier a été compensé par l’effet de composition. Une fois ajusté pour prendre en compte l’effet de sélection, l’élasticité des salaires des natives se révèle négative et de la même ampleur que pour les natifs, c’est-à-dire compris entre - 1 et - 0,8.

 

(1) Borjas juge que l'immigration détériore la situation des natifs sur le marché du travail, mais il voit d'un plus mauvais œil l'arrivée des robots [Borjas et Freeman, 2019]. 

 

Références 

BEAUCHEMIN, Cris, Catherine BORREL & Corinne REGNARD (2013), « Les immigrés en France : en majorité des femmes », in INED, Population et Sociétés, n° 502, juillet-août 2013.

BORJAS, George J. (2003), « The labor demand curve is downward sloping: Reexamining the impact of immigration on the labor market », in Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 4.

BORJAS, George J. (2006), « Native internal migration and the labor market impact of immigration », in Journal of Human Resources, vol. 41, n° 2.

BORJAS, George J. (2017), « The wage impact of the Marielitos: A reappraisal », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 70.

BORJAS, George J., & Anthony EDO (2021), « Gender, selection into employment, and the wage impact of immigration », IZA, discussion paper, n° 14261.

BORJAS, George J., & Richard B. FREEMAN (2019), « From immigrants to robots: The changing locus of substitutes for workers », NBER, working paper, n° 25438.

CARD, David (1990), « The impact of the Mariel boatlift on the Miami labor market », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 43, n° 2.

DUSTMANN, Christian, Uta SCHÖNBERG & Jan STUHLER (2017), « Labor supply shocks, native wages, and the adjustment of local employment », in Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 1.

HUNT, Jennifer (2017), « The impact of immigration on the educational attainment of natives », in Journal of Human Resources, vol. 52, n° 4.

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28 mars 2021 7 28 /03 /mars /2021 14:05
Plongée dans la guerre commerciale Smoot-Hawley

La Grande Récession et la faible reprise qui l’a suivie ont laissé craindre que les pays aient recours au protectionnisme pour tenter de stimuler leur activité domestique. La croissance du commerce international a certes ralenti après la crise financière mondiale, mais ce ralentissement ne semble pas trouver sa source dans un quelconque relèvement des barrières commerciales [Constantinescu et alii, 2015]. Cette période n’a toutefois pas été épargnée par le protectionnisme : l’administration Trump a multiplié les hausses de droits de douane, notamment vis-à-vis des importations chinoises, en y voyant un moyen de pression pour renégocier les traités commerciaux. Cette guerre commerciale a renouvelé l’intérêt des économistes pour l’étude du protectionnisme. Ils ont ainsi rappelé les effets pervers que peut avoir ce dernier [Furceri et alii, 2018]. Plus spécifiquement, plusieurs travaux ont mis en évidence les coûts que la guerre commerciale de l’administration Trump a occasionnés pour l’économie américaine elle-même [Amiti et alii, 2019 ; Fajgelbaum et alii, 2020].

Ce n’est pas la première guerre commerciale qu’ont lancée les Etats-Unis. Lorsque l’administration Trump lança la sienne, beaucoup ont dressé des parallèles avec l’adoption des droits de douane Smoot-Hawley par les Etats-Unis en juin 1930 dans le contexte de la Grande Dépression. A l’époque, suite à la signature de cette loi, les partenaires commerciaux des Etats-Unis protestèrent tout d’abord contre celle-ci et plusieurs d’entre eux finirent par accroître en représailles leurs droits de douane sur les importations en provenance des Etats-Unis. C’est là l’un des mécanismes mis en avant pour expliquer la sévérité de la Grande Dépression : chaque pays relevant ses barrières commerciales vis-à-vis du reste du monde pour stimuler sa demande domestique ou pour punir ses partenaires à l’échange ayant relevé les leurs à son égard, la guerre commerciale aurait aggravé la contraction de l’activité économique. C’est bien le spectre de la Grande Dépression que les économistes ont en tête lorsqu’ils dénoncent les dangers d’une montée du protectionnisme. 

Pourtant, même si les droits de douane Smoot-Hawley ont fait l’objet d’une très large littérature, peu de travaux ont cherché à en quantifier l’impact économique. En fait, les travaux d’histoire économique que se sont penchés sur les années 1930 ont plutôt tendance à conclure que les conflits commerciaux qui les ont émaillées ont eu beaucoup moins d’effets qu’on a tendance à le penser. Selon eux, la chute de l’activité économique provoquée par la Grande Dépression a été telle qu’elle explique l’essentiel de l’effondrement des échanges observé entre 1929 et 1933 ; la hausse des coûts commerciaux n’en expliquerait qu’une faible part. Par exemple, Douglas Irwin (1998a) estime que, si les droits de douane n’avaient pas été modifiés, les importations des Etats-Unis auraient décliné de 31,9 % entre le deuxième trimestre 1930 et le troisième trimestre 1932, alors qu’elles se sont effectivement contractées de 41,2 %, ce qui représente une faible différence. En outre, comme le commerce extérieur ne représentait guère un dixième revenu total des Etats-Unis à la fin des années 1920, beaucoup en ont conclu que les droits de douane ont eu un impact négligeable sur l’activité économique aux Etats-Unis : selon Irwin (1998b), ces effets ont certes été négatifs, mais faibles, tandis que pour Barry Eichengreen (1989) ils ont non seulement faibles, mais également positifs. 

Kris James Mitchener, Kirsten Wandschneider et Kevin Hjortshøj O’Rourke (2021) se sont penchés sur les actes de représailles commerciales que suscitèrent les droits de douane Smoot-Hawley. Ils ont tout d’abord identifié les réponses de chaque pays à ces dernières, puis ils ont analysé si ces réactions pouvaient être prédites par les relations commerciales ou politiques que ces pays entretenaient avec les Etats-Unis. Ils ont alors constaté que la réponse d’un pays à la loi Smoot-Hawley n’est déterminée ni par la part de ce pays dans les exportations avant 1930, ni par son solde commercial bilatéral vis-à-vis des Etats-Unis. 

Mitchener et ses coauteurs se sont alors penchés sur les effets de la guerre commerciale Smoot-Hawley sur les échanges bilatéraux. En utilisant une nouvelle série de données trimestrielles relatives aux échanges bilatéraux de 99 pays durant l’entre-deux-guerres, ils constatent que les exportations américaines ont été très pénalisées par la loi Smoot-Hawley et les représailles qu'elle suscita (cf. graphique). Même après prise en compte de la crise financière, de la chute de la demande globale et du déclin mondial des importations, il apparaît que les exportations américaines ont chuté de façon disproportionnée. Elles ont chuté plus amplement que ne l'ont fait les importations dans chaque pays : les exportations américaines vers les pays qui protestèrent chutèrent de 15 à 22 %, tandis que les exportations américaines vers les pays qui répliquèrent chutèrent de 28-33 %. Autrement dit, les représailles commerciales adoptées de facto n’ont pas été le fait des seuls pays qui en ont officiellement adoptées.

GRAPHIQUE  Exportations des Etats-Unis avant et après la loi Smoot-Hawley (en millions de dollars)

Plongée dans la guerre commerciale Smoot-Hawley

source : Mitchener et alii (2021)

La question qui se pose alors est de savoir comment les pays qui ont répliqué ont réussi à cibler les exportations américaines alors même que plusieurs d’entre eux étaient contraints par les clauses de la nation la plus favorisée. Ils ont pu adopter des quotas, qui sont par nature discriminant, ou alors ils ont pu relever des droits de douane en ciblant particulièrement les produits les plus exportés par les Etats-Unis.

En utilisant une seconde série de nouvelles données relatives aux exportations américaines vers 59 pays sur la période allant de 1926 à 1932, Mitchener et ses coauteurs constatent que les pays qui répliquèrent ont significativement réduit leurs achats d’exportations clés des Etats-Unis, en particulier de voitures, après l’adoption des droits de douane Smoot-Hawley. Même après prise en compte des exportations américaines agrégées pour certains marchés, il apparaît que les principales exportations américaines vers les pays qui répliquèrent chutèrent de 33 % après la hausse des droits de douane américains en 1930, ce qui est cohérent avec l’idée que les pays répliquèrent en ciblant les biens qui étaient de grande importance pour les Etats-Unis. En plus des droits de douanes ciblés, les représailles sont passées par des mesures non tarifaires comme des quotas et des boycotts visant les importations de produits américains.

Mitchener et ses coauteurs concluent leur analyse en rejetant l'affirmation de Peter Navarro selon laquelle aucun pays ne répliquerait aux droits de douane américains : les événements des années 1930 suggèrent que même un pays riche et puissant comme les Etats-Unis ne peut déclarer une guerre commerciale en se croyant jouir d'une pleine impunité.

 

Références

AMITI, Mary, Stephen J. REDDING & David E. WEINSTEIN (2019), « The impact of the 2018 trade war on U.S. prices and welfare », CEPR, discussion paper, n° 13564.

CONSTANTINESCU, Cristina, Aaditya MATTOO & Michele RUTA (2015), « Global trade slowdown: Cyclical or structural? », FMI, working paper, n° 15/6.

EICHENGREEN, Barry (1989), « The political economy of the Smoot-Hawley tariff », in Roger L. Ransom & Peter H. Lindert (dir.), Research in Economic History.

FAJGELBAUM, Pablo D., Pinelopi K. GOLDBERG, Patrick J. KENNEDY & Amit K. KHANDELWAL (2019), « The return to protectionism », NBER, working paper, n° 25638.

FURCERI, Davide, Swarnali A. HANNAN, Jonathan D. OSTRY & Andrew K. ROSE (2018), « Macroeconomic consequences of tariffs », NBER, working paper, n° 25402.

IRWIN, Douglas A. (1998a), « The Smoot-Hawley tariff: A quantitative assessment », in Review of Economics and Statistics, vol. 80, n° 2.

IRWIN, Douglas A. (1998b), « From Smoot-Hawley to reciprocal trade agreements: Changing the course of U.S. trade policy in the 1930s », in Michael D. Bordo, Claudia Goldin & Eugene N. White (dir.), The Defining Moment: The Great Depression and the American Economy in the Twentieth Century, University of Chicago Press.

IRWIN, Douglas A. (2011), Peddling Protectionism: Smoot-Hawley and the Great Depression, Princeton University Press.

MITCHENER, Kris James, Kirsten WANDSCHNEIDER & Kevin Hjortshøj O’ROURKE (2021), « The Smoot-Hawley trade war », CEPR, discussion paper, n° 15952.

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3 mars 2021 3 03 /03 /mars /2021 17:52
De la stagflation à la Grande Inflation, ou comment le regard des économistes sur les années 1970 a changé

Ces dernières semaines, le plan de relance proposé par l'administration Biden a alimenté un débat houleux parmi les économistes outre-Atlantique. Certains, notamment Olivier Blanchard (2021), jugent cette relance excessive, en l'occurrence ils craignent qu'elle alimente l'inflation en poussant la production bien au-delà de son potentiel et que les anticipations d'inflation cessent d'être ancrées à un faible niveau, entraînant un véritable emballement de l'inflation que la banque centrale saurait difficilement maîtriser. Ce qu'ils redoutent en définitive, c'est que l'économie américaine connaisse la même « Grande Inflation » qu'au cours des années soixante-dix (cf. graphique). Le débat sur l'opportunité pour l'administration Biden d'adopter sa relance budgétaire s'est ainsi cristallisé sur le comportement de l'inflation [Gopinath, 2021].

GRAPHIQUE  Taux de chômage et taux d’inflation aux Etats-Unis (en %)

De la stagflation à la Grande Inflation, ou comment le regard des économistes sur les années 1970 a changé

source : FRED

L'épisode inflationniste des années soixante-dix a précisément marqué une grande rupture dans l’histoire de la pensée économique. Les décennies qui avaient immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale ont été celles d’un keynésianisme triomphant : les théories orthodoxes dominantes s’inspiraient des idées de Keynes et les autorités en charge de la politique économique adoptaient des politiques actives de gestion de la demande pour stabiliser l’activité économique. S’appuyant sur les travaux de Phillips, les keynésiens orthodoxes évoquèrent la possibilité d’arbitrer dans une certaine mesure entre inflation et chômage : c’est la courbe de Phillips [Samuelson et Solow, 1960]. Celle-ci semblait leur offrir l'« équation manquante » pour boucler leur construction théorique, si bien qu'ils l'adoptèrent dans leurs modélisations.

La « stagflation » des années soixante-dix mit un terme à la domination keynésienne : les pays développés faisaient alors simultanément face à une accélération de l’inflation et à une hausse du taux de chômage. Selon le récit que nous en faisons aujourd’hui, non seulement les politiques d’inspiration keynésienne ont été tenues responsables de cette situation, mais cette dernière révélait également les insuffisances de la macroéconomie keynésienne, notamment en jetant le discrédit sur la courbe de Phillips. Sur le plan théorique, ce sont tout d’abord les monétaristes, regroupés autour de Milton Friedman, qui remirent en cause les idées des keynésiens orthodoxes, mais pour autant ils partageaient fondamentalement le même cadre théorique que ces derniers. La révolution méthodologique a surtout été menée par les nouveaux classiques, avec Robert Lucas comme chef de file, puis poursuivie par les théoriciens des cycles d’affaires réels (real business cycles), notamment Finn Kydland et Edward Prescott. Les nouveaux keynésiens acceptèrent leur méthodologie et adoptèrent notamment les anticipations rationnelles, si bien que les années quatre-vingt-dix avaient laissé suggérer l’émergence d’une « nouvelle synthèse néoclassique » [Goodfriend et King, 1997] : la majorité des macroéconomistes orthodoxes n’aboutissaient peut-être pas aux mêmes conclusions, notamment en termes de politique économique, mais ils utilisaient les mêmes outils, le même « langage ».

Plusieurs travaux, notamment d’histoire de la pensée économique, ont nuancé, voire remis en cause, ce récit. Par exemple, James Forder (2014) a souligné l’ambivalence de la relation que les keynésiens ont pu entretenir avec la courbe de Phillips, tandis que Simon Wren-Lewis (2014a, 2014b) et Aurélien Goutsmedt (2017) ont montré que les innovations méthodologiques proposées par les nouveaux classiques n’ont pas forcément été adoptées parce qu’elles offraient une meilleure explication de la stagflation. Poursuivant ce travail, Goutsmedt (2020) vient d'étudier comment le regard des économistes sur les causes de la stagflation a pu changer au fil du temps : il a compilé tous les articles et livres qui cherchaient à expliquer cet épisode, ainsi que leurs références, pour ensuite déterminer quelles interprétations ont pu prévaloir en chaque point du temps et sur quelles références elles se sont appuyées.

Les travaux qui ont lancé la révolution méthodologique lors des années soixante-dix, notamment ceux de Friedman (1958), de Lucas (1976) et de Kydland et Prescott (1977), mettaient l’accent sur les chocs monétaires pour expliquer l’inflation. Or, Goutsmedt note qu’ils ont peu été mobilisés lors des années soixante-dix pour expliquer la stagflation qui sévissait alors aux Etats-Unis. Selon les interprétations qui dominaient à l’époque, la stagflation avait été provoquée par des chocs d’offre, notamment la hausse des prix des matières premières et le ralentissement de la croissance de la productivité. Les interprétations les plus influentes comprennent notamment celles développées par Robert Gordon (1975a, 1975b, 1977a), George Perry (1978), Edmund Phelps (1978), Alan Blinder (1979) ou encore Jeffrey Sachs (1979). L’intérêt des économistes pour l’épisode de la stagflation s’essouffle au milieu des années quatre-vingt, peut-être précisément parce que l’interprétation par les chocs d’offre semblait satisfaisante.

Cet intérêt se ravive à la fin des années quatre-vingt, notamment avec les publications de Brad DeLong (1997) et de Thomas Sargent (1999). Celles-ci marquent en outre un tournant dans l’interprétation des causes de la stagflation. S’éloignant de celles qui prédominaient dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les interprétations qui sont désormais privilégiées insistent sur les erreurs commises par la Fed et plus largement sur l’inadéquation de la politique économique et sur les déficiences du cadre institutionnel, tandis que la question du chômage est finalement reléguée en second plan. Goutsmedt note incidemment que ce changement de focal s’accompagne d’ailleurs d’un glissement sémantique : les économistes n’utilisent plus le terme de « stagflation », mais celui de « Grande Inflation » (Great Inflation), pour qualifier l’épisode des années soixante-dix.

Les travaux qui étaient les plus cités au cours des années soixante-dix et quatre-vingt pour expliquer la stagflation le sont désormais rarement. Par contre, les analyses de Friedman (1968), de Lucas (1976), de Kydland et Prescott (1977) et de Robert Barro et David Gordon (1983), qui mettent l’accent sur les problèmes de cohérence temporelle, deviennent des références centrales pour évoquer cette décennie. Autrement dit, les travaux des nouveaux classiques ont beau avoir bouleversé la méthodologie en macroéconomie dès les années soixante-dix, leur interprétation de l’inflation mit par contre plusieurs décennies pour gagner en popularité. En outre, Goutsmedt souligne que celle-ci est devenue dominante sans réellement avoir eu à se confronter aux interprétations qui dominaient jusqu’au milieu des années quatre-vingt.

Les économistes qui se sont penches depuis les années quatre-vingt-dix sur l’épisode de la stagflation partagent un cadre commun : par exemple, ils mettent l’accent sur la politique monétaire et les anticipations, ont les mêmes références et utilisent fréquemment la règle de Taylor ou la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens. Pour autant, Goutsmedt note qu’une véritable ligne de fracture sépare les économistes en deux camps, ce qui l’amène d’ailleurs à douter que l’évocation d’une « nouvelle synthèse néoclassique » décrive une réelle convergence entre les différents macroéconomistes orthodoxes. D’un côté, certains considèrent que les leçons de la stagflation ont été retenues et estiment qu’un tel épisode ne devrait guère se répéter : c’est le cas de Christina et David Romer et, dans une moindre mesure, de Brad DeLong. Selon eux, le dérapage de l’inflation dans les années soixante-dix s’explique essentiellement par la croyance erronée de la Fed en un arbitrage entre inflation et chômage à long terme, mais ils estiment que la banque centrale s’est bien défaite de cette croyance. De l’autre, certains jugent un épisode inflationniste semblable à celui des années soixante-dix comme encore tout à fait possible : par exemple, pour Thomas Sargent, la Fed n’a pas su prendre en compte la critique de Lucas ; d’autres estiment que le double mandat de la banque centrale américaine l’expose à des problèmes de cohérence temporelle, etc.

 

Références

BARRO, Robert J., & David B. GORDON (1983), « A positive theory of monetary policy in a natural rate model », in Journal of Political Economy, vol. 91, n° 4.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

BLINDER, Alan S. (1979), Economic Policy and the Great Stagflation, Academic Press.

BRUNO, Michael, & Jeffrey D. SACHS (1985), Economics of Worldwide Stagflation, NBER.

DELONG, J. Bradford (1997), « America’s Peacetime Inflation: The 1970s », in Christina & David ROMER (dir.), Reducing Inflation. Motivation and Strategy, University of Chicago Press.

GOODFRIEND, Marvin, & Robert G. KING (1997), « The new neoclassical synthesis and the role of monetary policy », in NBER Macroeconomics Annual 1997, vol. 12.

FORDER, James (2014), Macroeconomics and the Phillips Curve Myth, Oxford University Press.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58, n° 1.

GOPINATH, Gita (2021), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », FMI, 19 février.

GORDON, Robert J. (1975a), « Alternative responses of policy to external supply shocks », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1975, n° 1.

GORDON, Robert J. (1975b), « The impact of aggregate demand on prices », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1975, n° 3.

GORDON, Robert J. (1977), « Can the inflation of the 1970s be explained? », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1977, n° 1.

GOUTSMEDT, Aurélien (2017), « Stagflation and the crossroad in macroeconomics: The struggle between structural and New Classical macroeconometrics », Centre d’économie de la Sorbonne, document de travail, n° 2017.43.

GOUTSMEDT, Aurélien (2020), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s ».

GOUTSMEDT, Aurélien, & Goulven RUBIN (2018), « Robert J. Gordon and the introduction of the natural rate hypothesis in the Keynesian framework », in History of Economic Ideas, vol. 26, n° 3.

KYDLAND, Finn E., & Edward C. PRESCOTT (1977), « Rules rather than discretion: The inconsistency of optimal plans », in Journal of Political Economy, vol. 85, n° 3.

LUCAS, Robert E. (1972), « Expectations and the neutrality of money », in Journal of Economic Theory, vol. 4, n° 2.

LUCAS, Robert E. (1976), « Econometric policy evaluation: A critique », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 1.

PERRY, George L. (1978), « Slowing the wage-price spiral: The macroeconomic view », in Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1978, n° 2.

PHELPS, Edmund S. (1978), « Commodity-supply shock and full-employment monetary policy », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 10, n° 2.

PHILLIPS, Albin William (1958), « The relation between unemployment and the rate of change of money wage rates in the United Kingdom, 1861–1957 », in Economica, vol. 25, n° 100.  

SACHS, Jeffrey D. (1979), « Wages, profits, and macroeconomic adjustment: A comparative study », in Brookings papers on economic activity, vol. 1979, n° 2.

SAMUELSON, Paul A. & Robert M. SOLOW (1960), « Problem of achieving and maintaining a stable price level: Analytical aspects of anti-inflation policy », in American Economic Review, vol. 50, n° 2.

SARGENT, Thomas J. (1999), The Conquest of American Inflation, Princeton University Press.

WREN-LEWIS, Simon (2014a), « Understanding the New Classical revolution », in Mainly Macro (blog), 28 juin.

WREN-LEWIS, Simon (2014b), « Rereading Lucas and Sargent 1979 », in Mainly Macro (blog), 11 juillet.

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