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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 20:01

Camille PEUGNY

Editions du Seuil, 2013

 

Dans ses précédents travaux sur le déclassement, le jeune sociologue Camille Peugny avait mis en évidence que la fréquence des trajectoires descendantes s’était accrue ces dernières décennies en France malgré la hausse du niveau de qualification, ce qui l’avait amené à finalement rejoindre les conclusions de Louis Chauvel en suggérant l’existence de profondes inégalités intergénérationnelles. Il revient, dans un nouveau livre publié dans la collection La Républiques des Idées, sur les progrès réalisés en termes d’égalité des chances lors du dernier quart de siècle. Le constat qu’il y dresse est amer : la reproduction sociale demeure puissante et menace l’intégration sociale. Il clôt son ouvrage en proposant quelques pistes pour réduire le déterminisme de naissance et accroître l’égalité des places.

Dans un premier chapitre, Peugny observe ainsi la stratification de la société française et discute le processus de moyennisation que certains ont cru déceler. Marx constatait déjà que certains individus n’étaient membres ni de la bourgeoisie capitaliste, ni du prolétariat exploité, mais il estimait toutefois que ces groupes intermédiaires seraient en définitive absorbés par le prolétariat, si bien que l’espace social se polariserait bien à terme en deux classes fondamentales. Georg Simmel est le premier à délivrer une analyse sociologique de la classe moyenne. Elle y apparaît comme dotée d’un rôle déterminant dans le changement social en insufflant ses propres caractéristiques aux autres classes. Son expansion numérique, que constatait déjà Simmel, ne pouvait donc que bouleverser l'ensemble de la société. Les analyses suggérant une disparition des classes sociales et une moyennisation de la société vont se multiplier au vingtième siècle. Selon Henri Mendras notamment, la France a connu un « émiettement » des classes sociales lors des Trente Glorieuses avec la disparition de leur identité et de leurs antagonismes : celles-ci transforment la condition et la culture ouvrières, la bourgeoisie rentière a disparu, les paysans déclinent numériquement, les modes de vie ruraux s’urbanisent… Surtout, les niveaux de vie s’élèvent rapidement et les inégalités se réduisent. La sécurité sociale offre au salariat une protection contre les principaux risques de la vie. Mendras propose alors une nouvelle représentation de la société française organisée en constellations. Au sein d'une constellation centrale en expansion, les techniciens, cadres moyens et employés de bureau, porteurs d’un libéralisme culturel, jouent un rôle de « noyaux innovateurs » : la diffusion de leurs valeurs, axées sur la liberté et l’épanouissement individuel, refaçonne l’ensemble de la société.

« L’argument de la hausse de la mobilité sociale est centrale dans les analyses qui postulent la fin des classes sociales ; et la diminution de la reproduction sociale est indissociable des théories de la moyennisation. » Or, Peugny rejette l’idée d’une moindre immobilité sociale ces dernières décennies. Grâce à l’aspiration de la structure sociale vers le haut, la proportion d’individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père diminue fortement des années cinquante à soixante-dix, mais elle reste stable depuis. Ces dernières décennies, les inégalités salariales se sont certes réduites, mais pour les seuls salariés à temps complet ; pire, les hauts revenus explosent dans les années deux mille, d’où un nouveau creusement des inégalités économiques. Depuis les années soixante-dix, la montée du chômage, la précarisation et la paupérisation de la jeunesse participent au déclassement entre les générations et au cours du cycle de vie. Déclassement et peur du déclassement sapent la cohésion sociale en générant des tensions entre les groupes socialement proches. Surtout, le clivage entre qualifiés et non qualifiés se renforce. Le nombre d’emplois routiniers ou d’exécution augmente, alors même que ces emplois exposent leurs détenteurs à la précarisation ; la faiblesse de leurs ressources économiques et culturelles les empêche de répondre à l’exigence de mobilité, devenue aiguë avec la mondialisation. Ainsi, la part des Français se déclarant appartenir à la société moyenne a beau s’accroître, celle-ci n’est en définitive qu’un mirage. La France est toujours une société de classes et seules les transformations structurelles ont permis d’enrayer (temporairement) la reproduction des inégalités.

L’auteur questionne alors dans un deuxième chapitre l’intensité de la reproduction sociale. Pendant les trente glorieuses, le salaire des primo-arrivants sur le marché du travail augmentait au fil des cohortes ; désormais, les écarts entre tranches d’âge s’accroissent au détriment des plus jeunes. Le ralentissement de la croissance à la fin des années soixante-dix s'accompagne d'une profonde détérioration de l’insertion sur le marché du travail pour les cohortes nées depuis les années soixante. Le rythme de la mobilité professionnelle est bouleversé ; les positions se figent dès 35 ans. Les enfants de classes populaires voient leurs trajectoires ascendantes se compliquer et se raréfier ; les enfants de cadres connaissent de plus en plus des trajectoires descendantes. « La structure générationnelle de la société française s’apparenterait à une gérontoclassie dans laquelle les statuts, le pouvoir et la richesse seraient confisqués par les générations les plus anciennes, au détriment des plus jeunes ». La nature du contrat de travail continue de se dégrader : les jeunes actifs sont surreprésentés dans les emplois d’exécution. En outre, les inégalités sociales demeurent profondes au sein même des générations, en particulier pour les plus récentes. Parmi les jeunes, si les non-diplômés oscillent entre emplois précaires et chômage, les « gagnants de la compétition scolaire » peuvent espérer une insertion satisfaisante à moyen terme, notamment en accédant au salariat d’encadrement.

Au cours du dernier quart de siècle, la part des individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père reste stable. La position occupée à l’âge adulte reste toujours autant liée à l’origine sociale. Les trajectoires vers une autre catégorie socioprofessionnelle restent de faible amplitude. La reproduction sociale reste donc prégnante, que ce soit en haut ou en bas de l’espace sociale. D’une part, la plupart des emplois d’ouvriers et d’employés convergent en termes de salaires, de perspectives de carrière, de conditions de travail ou encore de rapport au travail. Or, parmi les enfants d’ouvriers et d’employés, la probabilité d’obtenir un emploi d’exécution n’a que légèrement diminué. D’autre part, les enfants ayant un père cadre ou exerçant une profession intellectuelle supérieure ont une probabilité croissante de reproduire ce statut. Si la probabilité d’obtenir un emploi d’encadrement s’élève pour les enfants des classes populaires, elle augmente aussi pour les enfants les plus favorisés. Au final, les inégalités demeurent inchangées. La reproduction est également visible dans la transmission des diplômes au fil des générations. En effet, les enfants ayant des parents diplômés sont particulièrement favorisés dans l’accès aux diplômés du supérieur et par là aux meilleurs emplois. Les enfants des familles peu dotées en capital culturel sont par contre de plus en plus pénalisées. Puisque le revenu est fortement corrélé au niveau de diplôme, ces disparités contribuent à la reproduction des inégalités de revenus entre les générations.

Le troisième chapitre discute la portée du mouvement de la démocratisation scolaire : l’école est-elle un vecteur efficace de mobilité sociale ? Le niveau d’éducation a continuellement augmenté au fil des générations. Avec l’ouverture des différents niveaux du système éducatif aux enfants des classes populaires, les taux de scolarisation ont progressé à des âges de plus en plus élevés depuis les années soixante. Pourtant, plusieurs dizaines de milliers de jeunes quittent chaque année le système éducatif sans qualification, la part des bacheliers reste inférieure à 65 %, le taux de poursuites d’études supérieures diminue depuis le milieu des années deux mille… Or, la probabilité d’accéder rapidement à un emploi stable, les chances d’obtenir un emploi d’encadrement ou encore la probabilité d’échapper au chômage s’élèvent avec le niveau de diplôme. Les « vaincus » de la sélection scolaire sont donc durablement affectés par leur échec. De plus, les enfants des classes populaires sont surreprésentés parmi ces derniers, ce qui entretient un haut degré de reproduction scolaire. Si la part des enfants issus des classes populaires s’élève à chaque niveau, elle baisse toutefois rapidement tout au long du cursus scolaire. Les inégalités entre les enfants d’ouvriers et les enfants de cadres supérieurs ou d’enseignants ont été simplement repoussées plus loin dans le cursus.

Parallèlement à l’élévation du taux de scolarisation, la structure de chaque niveau d’enseignement se complexifie avec l’apparition de nouvelles filières qui ne destinent véritablement pas au même avenir, or celles-ci sont socialement très clivées. Le poids des inégalités sociales dans les trajectoires scolaires ne s’est pas significativement allégé au fil des décennies, ce qui explique la forte persistante de la reproduction sociale. Les jeunes issus des classes populaires ont certes allongé leur durée de scolarité, ils sont surreprésentés dans les études courtes du supérieure et sous-représentés dans les filières nobles de l’université, dans les classes préparatoires et dans les grandes écoles. Les enfants de parents fortement dotés en ressources économiques et/ou culturelles se distinguaient autrefois par la longueur de leur durée d’études ; ils se distinguent aujourd’hui par le jeu des filières. Au final, malgré l’ampleur de la massification scolaire observé ces dernières décennies, les progrès en termes de démocratisation scolaire ont été limités ; les inégalités scolaires expliquent la persistance de la reproduction sociale ; au lieu de promouvoir la mobilité sociale, l’école a justifié la stratification sociale.

Dans le dernier chapitre, Camille Peugny propose certaines pistes pour désamorcer les mécanismes de reproduction. Il est essentiel de desserrer l’étau de la reproduction sociale aussi bien pour récompenser le mérite individuel que pour favoriser la justice social en enrayant la reproduction des inégalités. Un premier levier d’action serait de rendre l’école véritablement démocratique en rompant avec l’élitisme qui l’emplit. Les inégalités dans la réussite scolaire apparaissent dès les premières années de scolarité, se renforcent très rapidement et apparaissent comme puissamment cumulatives, or l’effort éducatif, selon les niveaux d’enseignement, est particulièrement déséquilibré, notamment en défaveur de l’enseignement primaire. Il est donc nécessaire d’agir au sein même de l’école maternelle et de l’école primaire, à cet instant précis où elles sont les moins fortes en recrutant davantage d’enseignants, en adaptant leur formation et en réduisant l’effectif des classes. Il est en outre essentiel de faire bénéficier aux étudiants à l’université des mêmes conditions d’études que les élèves en classe préparatoire.

Afin de rendre les conditions de naissance moins déterminantes pour la trajectoire socioprofessionnelle, il apparaît en outre nécessaire de multiplier les « moments d’égalité » au cours du cycle de vie, c’est-à-dire les moments de formation, ce qui passe par la réalisation d’une véritable « révolution culturelle » : la formation initiale ne doit plus apparaître comme le seul temps du cycle de formation. Peugny propose la mise en place d’un dispositif universel d’accès à la formation. Ce dispositif s’appuierait sur un financement public d’un certain nombre d’années de formation que chaque individu serait libre d’utiliser à partir de l’entrée dans l’enseignement supérieur. Si par exemple chacun se voyait doter d’une soixantaine de bons, un individu ayant suivi trois années d’études dans le supérieur pourrait potentiellement suivre deux années supplémentaires de formation lors de sa vie professionnelle. Cette instauration de bons mensuels de formation pourrait se coupler d’une ouverture des droits sociaux aux jeunes précarisés qui seraient ni en formation, ni en emploi. Alors qu’ils sont aujourd’hui exclus du système de solidarité nationale, les jeunes pourraient ainsi gagner leur autonomie plus tôt et seraient moins exposés à la pauvreté et à la désaffiliation sociale. Ce plus grand accès des jeunes à la formation et à l’autonomie leur permettrait d’exprimer plus facilement leur potentiel et renforcerait leur sentiment de maîtriser leur propre vie, une condition essentielle pour qu’ils assument pleinement leur rôle de citoyen.

 

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7 mars 2012 3 07 /03 /mars /2012 18:02

Dominique GOUX et Eric MAURIN

Editions du Seuil, 2012 Goux et Maurin, Classes moyennes

 

Au fur et à mesure de l’essor de leurs effectifs, les classes moyennes ont peu à peu acquis une place centrale dans la société française. Traversé tout entier par la « peur du déclassement » et obsédé par la destinée de ses enfants, ce groupe social doit (s')investir toujours plus massivement pour affronter une compétition toujours plus intense, que ce soit dans le cadre scolaire, sur les marchés du travail ou de l’immobilier, et ainsi maintenir sa position sociale. Dominique Goux et Eric Maurin dressent le portrait de cette classe terriblement angoissée par l’avenir et réalisent une cartographie des différents fronts sur lesquels les classes moyennes sont amenées à s’engager pour réussir dans la lutte des classements.

La notion de classes moyennes a tout d’abord désigné les actifs non salariés vivant à la fois de leur travail et de leur capital (artisans et petits commerçants). Ce groupe social connaît un déclin accéléré depuis la Seconde Guerre mondiale pour ne plus représenter en 2009 que 6 % de la population active. Mais parallèlement se développent les professions intermédiaires. Regroupant désormais le quart des actifs, ce salariat intermédiaire compose véritablement le « cœur des classes moyennes ». Bénéficiant de fortes possibilités de promotion interne et faisant l’objet d’un important effort de formation, les salariés intermédiaires entretiennent des relations particulièrement durables avec leurs employeurs. La spécificité de leurs diplômes et de leurs compétences (généralement acquises au travail) les protège contre les pertes d’emploi, mais limite aussi leur aptitude à changer d’environnement. Si leurs emplois apparaissent parmi les plus protégés du salariat, les conséquences d’une éventuelle perte d’emploi sont pour eux particulièrement lourdes. Bien qu’objectivement cette catégorie soit relativement moins exposée par le chômage, elle apparaît comme la plus inquiète face à l’avenir.

Les frontières des classes moyennes sont floues et l’intensification des flux de mobilité depuis les années quatre-vingt ne concourt pas à les préciser. Malgré le ralentissement économique et la hausse du risque de déclassement, la société reste selon Goux et Maurin dominée par des flux de promotion. Le rôle de pivot que jouent les classes moyennes dans la mobilité sociale participe à leur identité, mais trouble leur délimitation d’avec le reste de la société. D’après les deux auteurs, les cadres se maintiennent comme partie intégrante des classes supérieures, malgré la dévalorisation des postes entraînée par leur multiplication. Leurs ressources économiques, relationnelles et culturelles demeurent bien plus importantes que celles détenues par le salariat intermédiaire. En outre, la catégorie des cadres ne demeure un horizon réaliste que pour une minorité surdiplômée de salariés intermédiaires.

 L’essor du salariat intermédiaire dans l’après-guerre est indissociable de la modernisation et du rattrapage industriel de l’économie française. Le ralentissement de la croissance au début des années quatre-vingt et la désindustrialisation entraînent de nombreuses mutations socioéconomiques non sans répercussions sur la structuration même de l’espace social : précarisation, fragmentation et déclin de la classe ouvrière, déclin accéléré des agriculteurs, etc. Les couches intermédiaires poursuivent leur essor pour représenter désormais 30 % des actifs occupés, contre 20 % dans les années soixante. Avec l’expansion du groupe des cadres, le salaire moyen des couches moyennes s’est éloigné du sommet de la distribution salariale et se rapproche du salaire médian. L’ensemble de la structure sociale se rééquilibre autour des classes moyennes, toujours plus vastes et centrales. Les couches moyennes recrutent de plus en plus dans leurs propres rangs, ce qui contribue à affermir leur identité. En leur sein, les individus déclassés par rapport à leurs parents sont moindres que ceux en ascension sociale. Même si les emplois intermédiaires se sont banalisés, la situation des classes moyennes demeure objectivement des plus enviables. Comparées aux ouvriers et employés, elles restent relativement protégées du chômage et de la précarité, bénéficient de rémunérations bien plus élevées et accèdent plus facilement à la promotion interne.

Dans l’environnement anxiogène instillé par la montée du chômage et la précarisation, la réussite scolaire n’a jamais été aussi cruciale et l’échec aussi pénalisant qu’aujourd’hui. L’école est l’espace d’une concurrence toujours plus intense. L’allongement de la durée d’études multiplie et renouvelle les enjeux et les luttes de classement. Dans cette compétition, les familles de classes moyennes n’ayant, à la différence du salariat supérieur, que peu de capital économique et de capital social à transmettre à leurs enfants, l’école leur apparaît comme le seul vecteur de promotion sociale de leurs enfants. Elles démultiplient alors les stratégies pour leur éviter le déclassement scolaire. Chaque allongement de durée de scolarité obligatoire a ainsi intensifié la concurrence exercée par les classes populaires. Classes moyennes et supérieurs, en abordant des études toujours plus longues pour se distancier des catégories qui leur sont inférieures, surinvestissent désormais dans l’enseignement supérieur. Toutefois, si l’augmentation du nombre d’enfants de cadres et de professions supérieurs en compétition complique l’obtention d’un bon classement scolaire pour les enfants de classes moyennes, ces derniers n’ont connu aucun déclassement scolaire, les rangs atteints par les différents milieux sociaux étant particulièrement stables au cours du temps. En outre, les enfants de classes moyennes réussissent de plus en plus dans l’enseignement supérieur, mais échouent toujours massivement dans l’entrée des filières d’élite, quasi réservées aux classes supérieures.

La démocratisation scolaire est synchrone avec un recul du déclassement intergénérationnel parmi chacun des groupes sociaux. Les enfants de classes moyennes ont amélioré leur situation relative tant par rapport à leurs concurrents qu’à leurs parents. La modernisation économiques et les évolutions sociales érodent toutefois la situation relative des individus reproduisant la position sociale de leurs parents. Avec notamment la multiplication des emplois de cadres et la diminution des emplois d’ouvriers non qualifiés, tous les groupes sociaux ont connu une érosion de leur rang moyen. Malgré la concurrence croissante des enfants de cadres, les enfants de classe moyenne ont maintenu leur position sociale. Les classements dans la hiérarchie sociale présentent, tout comme les classements scolaires, un véritable « statu quo ». La plus grande mobilisation des familles de classes moyennes et le renouvellement de leurs stratégies neutralisent la tendance au déclassement que les mutations scolaires et économiques exercent sur le destin de leurs enfants. Avec la faible croissance de l’économie française observée ces dernières décennies et la fragilisation des relations d’emplois (en particulier dans le secteur privé), les enfants de classes moyennes démontrent de nos jours une forte prédilection pour les concours de la fonction publique.

« Le destin des groupes sociaux n’est jamais tout entier contenu dans les contraintes historiques et politiques qui s’imposent à eux. Il s’écrit comme une continuelle adaptation à ces contraintes, une lutte pour en comprendre les nouveautés et en déjouer les pièges ».  

 

Le territoire est tout autant que l’école l’espace d’une forte concurrence, tant le quartier de résidence est constitutif du statut social. Les classes moyennes visent alors à résider dans les quartiers les plus sûrs, les mieux fréquentés et les plus rentables pour la destinée sociale des enfants. Si les plus riches disposent davantage de ressources pour effectivement opérer un séparatisme résidentiel, chaque classe tend à se séparer spatialement des catégories qui leurs sont inférieures dans la hiérarchie sociale et les classes moyennes elles-mêmes ne sont pas dénuées de tensions territoriales entre ses fractions. Les déménagements sont généralement destinés soit à progresser dans la hiérarchie territoriale (souvent pour concrétiser une promotion sociale), soit à éviter le déclassement territorial (pour assurer le maintien de la position sociale). Le territoire est en fait émaillé de quartiers en déclin et en ascension sociales ; au sein de chacun, coexistent de nombreux exilés en ascension et tout autant de familles en voie de déclassement. La moitié des ménages installés depuis dix ans dans leur logement ont connu une détérioration sociale de leur environnement spatial. Les quartiers où s’installent les classes moyennes sont non seulement moins riches, mais aussi davantage menacés par le déclin que les quartiers où s’installent les classes supérieures. Avec la flambée des prix immobiliers, ce sont toutefois les ouvriers et les employés qui sont les plus exposés au déclassement territorial, voire à la relégation dans les cités. Les loyers augmentant moins rapidement que les prix du logement, les ménages des classes moyennes ont eu tendance à renoncer à la propriété du logement pour éviter la relégation territoriale et préserver leurs statuts patrimonial et territorial.

La récession amplifie la compétition sociale. Les classes moyennes n’ont jamais été aussi inquiètes quant à l’avenir de leurs enfants. Face à ces constats, Goux et Maurin concluent leur livre par l’esquisse d’une réorientation des politiques fiscales et sociales en fonction des angoisses que nourrit cette classe sociale toujours plus imposante et désormais véritable « juge de paix » dans l’espace social. Ses membres, en se percevant comme des oubliés de l’action publique, partagent un sentiment d’injustice. Une fraction non négligeable de la population vit grâce à une aide sociale qu’ils financent en grande partie, mais dont ils bénéficient trop peu. Dans une société dominée par la logique de concours, tout ce qui est perçu comme un obstacle à la concurrence apparaît insupportable aux yeux des compétiteurs, or les classes moyennes sont confrontées à des obstacles persistants dans un contexte de compétition accrue et de recul de l’Etat-providence. Selon Goux et Maurin, « tant que ce modèle n’aura pas été réformé, tant que les transitions entre école et emploi, emploi et chômage, activité et retraite, resteront perçues comme d’opaques échéances-couperets, les classes moyennes resteront les agents et les victimes d’une société crispée par le soupçon, la défiance mutuelle et l’insécurité sociale. »

 

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Martin Anota

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