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29 juin 2021 2 29 /06 /juin /2021 15:52
Quels ont été les effets de la grippe espagnole sur l'économie américaine ?

Pour déterminer les répercussions aussi bien sanitaires qu’économiques et sociales que l’épidémie de Covid-19 pouvait avoir, beaucoup se sont tournés vers la grande pandémie du début du vingtième siècle, en l’occurrence celle de la grippe espagnole. Entre mars 1918 et mars 1920, en trois vagues, celle-ci a peut-être infecté 500 millions de personnes à travers le monde, soit un tiers de la population mondiale à l’époque, et tué entre 50 et 100 millions de personnes [Patterson et Pyle, 1991 ; Johnson et Mueller, 2002 ; Killingray et Phillips, 2003]. L’impact sanitaire de la grippe espagnole a été effroyable, mais les études ne sont pas encore parvenues à un consensus sur l’importance de ses répercussions économiques. Il faut dire que cette littérature reste balbutiante : cet épisode n’avait relativement guère attiré l’attention des économistes jusqu’à ce qu’éclate l’épidémie de Covid-19 [Boianovsky et Erreygers, 2021].

Dans leur compte rendu sur les cycles d’affaires aux Etats-Unis, un pays où la grippe espagnole a tué entre 500.000 et 675.000 personnes, Arthur Burns et Wesley Mitchell (1946) estimaient que la récession associée à la pandémie avait été « d’une exceptionnelle brièveté et d’une amplitude modérée ». En étudiant des données à haute fréquence relatives à l’économie américaine, François Velde (2020) est allé dans leur sens : dans le sillage de la pandémie, il détecte une baisse forte, mais extrêmement courte, de la production industrielle, peu d’effets sur les ventes de détail et a priori aucun effet sur les probabilités de faillites des entreprises, ni sur le fonctionnement du système financier. D’après son analyse, le rebond suite à l’épidémie a été plutôt rapide et il n'est pas exclu que les effets décelés aient davantage résulté de l’armistice que de la pandémie. 

Tous les économistes ne partagent ce relatif optimisme. Robert Barro et alii (2020) estiment que la grippe espagnole a provoqué, au niveau mondial et dans les pays qu’elle a tout particulièrement touchés, l’une des plus puissantes contractions de l’activité économique observées depuis la fin du dix-neuvième siècle : en moyenne, un pays gagné par la pandémie a vu son PIB et sa consommation chuter respectivement de 6 et 8 %. Selon leurs estimations, le PIB américain aurait chuté de 1,5 %. Dans le cas des Etats-Unis, Sergio Correia et alii (2020) estiment que la pandémie a entraîné une chute de 18 % de la production manufacturière et de 23 % de l'emploi manufacturier, notamment parce que certaines des villes clés pour l'industrie manufacturière ont présenté les taux de mortalité les plus élevés. Les effets de la pandémie aurait été selon eux durables ; ils étaient encore visibles en 1923.

Dans une nouvelle étude, Johan Fourie et Johannes Norling (2021) ont cherché à déterminer quel a pu être l’impact de la grippe espagnole sur le revenu et la consommation des ménages aux Etats-Unis. Contrairement à l’essentiel des études précédemment citées, ils ont opté pour une approche plus microéconomique. En l’occurrence, ils se sont appuyés sur les données tirées d’une enquête sur le coût de la vie menée par le BLS entre juillet 1918 et février 1919 pour comparer la situation des ménages 99 villes américaines. 

Fourie et Norling estiment que le revenu réel des ménages américains a chuté de 6 % lors de la grippe espagnole, soit bien plus amplement que lors de l’épidémie de Covid-19. Il y a en effet une énorme différence entre les deux épisodes : contrairement à l’année dernière, le gouvernement ne cherchait pas à soutenir le revenu des ménages il y a un siècle. La chute des revenus observée lors de la grippe espagnole s’explique par celle des salaires des hommes ; à cette époque, les salaires constituaient en effet la quasi-totalité des revenus perçus par les ménages. La baisse des rémunérations des hommes fut toutefois en partie compensée par l’accroissement du taux d’activité des femmes : elles ont eu 20 % de chances en plus de travailler. Cette situation contraste également avec celle qui a prévalu aux premiers temps de l’épidémie de Covid-19 : lors de celle-ci, ce sont avant tout les femmes qui ont réduit leur offre de travail, en particulier aux Etats-Unis [Alon et alii, 2020 ; Albenasi et Kim, 2021 ; Fabrizio et alii, 2021 ; Alon et alii, 2021 ; Bluedorn et alii, 2021].

La grippe espagnole a amené les ménages à changer de comportement en matière de consommation. Fourie et Norling notent en effet que les ménages ont moins dépensé dans les achats de biens non durables et surtout de services, à peu près autant dépensé en biens durables qu’auparavant et par contre davantage dépensé dans la santé. 

Comme aujourd’hui, le gouvernement et les autorités locales avaient adopté il y a un siècle des mesures non pharmaceutiques pour contenir la propagation de la pandémie, notamment des fermetures d’écoles et des limitations dans la taille des rassemblements. Ces mesures ont duré plusieurs semaines, voire plusieurs mois, si bien que l’on pourrait s’attendre à ce qu’elles aient eu un impact significatif sur les revenus. Pourtant, Fourie et Norling rejoignent Correia et alii (2020) et Velde (2020) en constatant que le comportement des ménages semble avoir été peu corrélé avec les interventions non pharmaceutiques du gouvernement. Il est possible, comme ce fut le cas lors de l’épidémie de Covid-19, que la pandémie affectait significativement l’activité économique même en l’absence d’interventions publiques, par exemple en privant les entreprises d’une partie de leur main-d’œuvre ou en incitant les ménages à ajuster par eux-mêmes leurs dépenses. Il est également possible que les mesures non pharmaceutiques aient permis d’alléger les répercussions de la pandémie, en limitant par exemple le nombre de morts. Dans tous les cas, aujourd’hui comme il y a un siècle, il n’est pas clair que les autorités fassent face à un arbitrage entre mortalité et récession lorsqu’elles doivent gérer une épidémie.  

 

Références

ALBANESI, Stefania, & Jiyeon KIM (2021), « The gendered impact of the COVID-19 recession on the US labor market », NBER, working paper, n° 28505.

ALON, Titan, Sena COSKUN, Matthias DOEPKE, David KOLL & Michèle TERTILT (2021), « From mancession to shecession: Women’s employment in regular and pandemic recessions », IZA, discussion paper, n° 14223.

ALON, Titan, Matthias DOEPKE, Jane OLMSTEAD-RUMSEY & Michèle TERTILT (2020), « This time it’s different: The role of women’s employment in a pandemic recession », NBER, working paper, n° 27660.

BARRO, Robert J., José F. URSUA & Joanna WENG (2020), « The coronavirus and the Great Influenza Epidemic. Lessons from the “Spanish flu” for the coronavirus’s potential effects on mortality and economic activity », CESifo, working paper, n° 8166.

BLUEDORN, John, Francesca CASELLI, Niels-Jakob HANSEN, Ippei SHIBATA & Marina M. TAVARES (2021), « Gender and employment in the COVID-19 recession: Evidence on “she-cessions” », FMI, working paper, n° 21/95.

BODENHORN, Howard (2020), « Business in a time of Spanish influenza », NBER, working paper, n° 27495.

BOIANOVSKY, Mauro, & Guido ERREYGERS (2021), « How economists ignored the Spanish Flu pandemic in 1918–20 », Center for the History of Political Economy, Duke University, working paper.

BURNS, Arthur F., & Wesley C. MITCHELL (1946), Measuring Business Cycles, NBER.

CORREIA, Sergio, Stephan LUCH & Emil VERNER (2020), « Pandemics depress the economy, public health interventions do not: Evidence from the 1918 flu », document de travail.

FABRIZIO, Stefania, Diego B. P. GOMES & Marina M. TAVARES (2021), « COVID-19 she-cession: The employment penalty of taking care of young children », FMI, working paper, n° 2021/58.

FOURIE, Johan, & Johannes NORLING (2021), « Household income and spending in the United States during the 1918 influenza pandemic », CAGE, working paper, n° 571.

JOHNSON, Niall P.A.S., & Juergen MUELLER (2002), « Updating the accounts: Global mortality of the 1918- 1920 ‘Spanish’ influenza pandemic », in Bulletin of the History of Medicine, vol. 76, n° 1.

KILLINGRAY, David, & Howard PHILLIPS (2003), The Spanish Influenza Pandemic of 1918-1919: New Perspectives, Routledge Chapman & Hall.

PATTERSON, K. David, & Gerald F. PYLE (1991), « The geography and mortality of the 1918 influenza pandemic », Bulletin of the History of Medicine, vol. 65, n° 1.

VELDE, François (2020), « What happened to the US economy during the 1918 influenza pandemic? A view through high-frequency data », Federal Reserve Bank of Chicago, working paper, n° 2020-11.

WHEELOCK, David (2020), « What can we learn from the Spanish flu pandemic of 1918-19 for COVID-19? », St. Louis Fed On The Economy Blog, 1er juin. 

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13 février 2021 6 13 /02 /février /2021 11:41
Comment la grippe espagnole s’est retrouvée dans l’angle mort de la science économique 

Aujourd’hui, ce sont officiellement dans le monde près de 110 millions de personnes qui ont été contaminées à la Covid-19 et presque 2,5 millions de personnes qui en sont mortes. La pandémie et les mesures de confinement qui ont été adoptées pour en contenir la propagation ont provoqué la plus forte contraction de l’acticité économique depuis la Seconde Guerre mondiale. 2020 a été l’une des rares années au cours desquelles le PIB annuel mondial a baissé : il a chuté de 3,5 % selon les estimations du FMI ; de 4,3 % selon celles de la Banque mondiale. Selon l’OIT, 114 millions d’emplois ont été détruits dans le monde en 2020, relativement à 2019 ; en conséquence, le nombre d’inactifs a augmenté de 81 millions et le nombre de chômeurs de 33 millions. Selon la Banque mondiale, ce sont 110 millions de personnes que la pandémie devrait faire basculer dans la pauvreté.

Lorsque l’épidémie de Covid-19 a pris une dimension pandémique, les économistes se sont rapidement et massivement investis sur celle-ci. Bien sûr, ils ont cherché à en déterminer les répercussions sur l’activité économique, notamment afin de préconiser des mesures de politique économique pour atténuer ces dommages. Mais ils ont en outre fait des recommandations en matière de politique sanitaire, notamment pour réduire les dommages économiques de l’épidémie et de sa gestion par les autorités sanitaires. Pour cela, ils se sont notamment appuyés sur le modèle SIR que Kermack et McKendrick (1927) avaient élaboré en épidémiologie il y a près d’un siècle en y ajoutant leurs propres extensions ou modifications [Cantore et alii, 2020 ; Lewis, 2020].

Si les économistes se sont aventurés sur le terrain des épidémiologistes, c’est avant tout parce que l’épidémie et la politique sanitaire affectent l’activité économique. Mais beaucoup y ont également vu une façon pour les économistes de regagner en crédibilité après l’échec, sur le plan de la théorie et de la prévision, que la crise financière mondiale de 2008 a constitué pour leur profession [Coyle, 2020]. Certains pourraient également y voir une nouvelle manifestation de l’impérialisme dont fait régulièrement preuve la science économique ; mais jusque là les économistes n’avaient mobilisé leurs outils que pour éclairer des objets traditionnellement étudiés dans le champ des autres sciences sociales, non celui des sciences naturelles.

Pour éclairer la situation actuelle, beaucoup, notamment parmi les économistes, se sont tournés vers ce qui s’est présenté comme le plus proche précédent historique, à savoir la grippe espagnole de 1918-1920. Celle-ci s’est propagées en trois vagues : la première semble avoir émergé dans le Midwest américain en mars 1918 avant de se propager en Europe ; la deuxième, la plus meurtrière, a débuté en août ; la troisième, qui fut moins puissante et toucha moins de pays, commença au début de l’année 1919. La mortalité liée à cette pandémie a été bien plus élevée que celle que nous connaissons actuellement : ce pourrait être entre 24,7 et 39,3 millions de personnes qui en moururent à travers le monde [Patterson et Pyle, 1991]. Et le choc économique qu’elle a suscité a été énorme : elle a réduit le PIB réel par tête d’environ 6 % et, si l’on ne prend pas en compte la contraction de l’activité provoquée par l’épidémie de Covid-19, celle associée à la grippe espagnole a entraîné, par ordre décroissant d’intensité, la quatrième plus forte contraction de l’activité que l’économie mondiale ait connue depuis 1870 [Barro et alii, 2020]

Pourtant, la grippe espagnole a beau avoir été marquée par une plus forte mortalité que la pandémie actuelle et provoqué une puissante récession, Mauro Boianovsky et Guido Erreygers (2021) notent que les économistes ne s’y sont guère intéressés jusqu’à ces toutes dernières décennies. Les économistes de l’époque ne s’étaient guère penchés sur ses répercussions sur l’activité économique. Entre 1918 et 1921, aucun des plus grands journaux d’économie ne publia un article sur la grippe espagnole. Par exemple, au cours de cette période, un seul article de l’American Economic Review évoqua la pandémie et encore, en guise de métaphore : son auteur, Carl C. Plehn, comparait l’adoption d’une pratique fiscale par un nombre croissant de pays à la propagation de la grippe espagnole. De même, cette dernière n’a été mentionnée que sporadiquement dans les pages du Journal of Political Economy, de la Review of Economics and Statistics ou de la Revue d’économie politique. Sur cette période, aucun économiste ne publia un livre sur la pandémie ou consacra une partie significative d’un livre à celle-ci. Dans ses Conséquences économiques de la Paix, Keynes (1919) évoque certes les mauvaises conditions sanitaires des pays vaincus pour démontrer leur incapacité à rembourser leurs réparations de guerre, mais il ne mentionne à aucun moment la grippe espagnole.

Dans les décennies qui suivirent la pandémie, Boianovsky et Erreygers notent que celle-ci n’a guère fait l’objet d’un surcroît d’attention de la part des économistes, même dans l’étude du cycle d’affaires. La contraction de l’activité économique provoquée par la grippe espagnole a été de courte durée, si bien qu’elle ne transparait vraiment qu’au prisme des données à haute fréquence et non les seules données annuelles [Beach et alii, 2020 ; Velde, 2020]. Dans la mesure où la pandémie a éclaté dans le sillage de la Première Guerre mondiale, il a de surcroît été difficile de distinguer l’impact économique de la première de celui de la seconde [Barro et alii, 2020]. Wesley C. Mitchell (1927) passe ainsi sous silence cette récession lorsqu’il passe en revue le cycle d’affaires aux Etats-Unis et en Europe. Burns et Mitchell (1946) l’évoquent, mais n’y donnent guère d’importance, en jugeant son amplitude modérée.

Bien sûr, les populations n’avaient à l’époque pas le même rapport avec les pandémies qu’aujourd’hui, notamment parce qu’elles étaient habituées à vivre dans un contexte de forte mortalité ; plus proche de nous, même la grippe hongkongaise de 1968 n’avait guère attiré l’attention des médias. Mais pour Boianovsky et Erreygers, ce n’est pas que les économistes de l’époque ignoraient la pandémie ou ne lui donnaient aucune importance ; ils considéraient plutôt que son étude se situait en-dehors du champ de la science économique.

Finalement, l’investissement des économistes autour de l’épidémie de Covid-19 permet ainsi de prendre la mesure de certains des réels progrès réalisés par leur discipline depuis un siècle, ne serait-ce que dans l’analyse de la conjoncture et dans la réflexion sur les rapports entre économie et santé. Ces progrès devraient se poursuivre : en rappelant que les pandémies ne sont pas des phénomènes improbables et qu’elles peuvent avoir de profondes répercussions économiques, l’épidémie de Covid-19 devrait amener les économistes à davantage collaborer avec les épidémiologistes [Murray, 2020] et peut-être, plus largement, à prendre davantage en compte la santé dans leurs analyses et leurs recommandations en matière de politique économique.

 

Références

BARRO, Robert J., José F. URSUA & Joanna WENG (2020), « The coronavirus and the Great Influenza Epidemic. Lessons from the “Spanish flu” for the coronavirus’s potential effects on mortality and economic activity », CESifo, working paper, n° 8166.

BEACH, Brian, Karen CLAY & Martin H. SAAVEDRA (2021), « The 1918 influenza pandemic and its lessons for Covid-19 », in Journal of Economic Literature, vol. 59.

BOIANOVSKY, Mauro, & Guido ERREYGERS (2021), « How Economists Ignored the Spanish Flu Pandemic in 1918–20 », Center for the History of Political Economy at Duke University, working paper.

BURNS, Arthur F., & Wesley C. MITCHELL (1946), Measuring Business Cycles, NBER.

CANTORE, Cristiano, Federico DI PACE, Riccardo M MASOLO, Silvia MIRANDA-AGRIPPINO & Arthur TURRELL (2020), « Covid-19 briefing: epi-macro 101 », in Bank Undergroung (blog), 7 août.

COYLE, Diane (2020), « From villains to heroes? The economics profession and its response to the pandemics », in CEPR, Covid Economics, Vetted and Real-Time Papers, n° 48.

KEYNES, John Maynard (1919), The Economic Consequences of the Peace, Macmillan and Co.

LEWIS, John (2020), « Covid-19 briefing: extensions to the SIR model », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 30 novembre.

KERMACK, William Ogilvy, & A. G. MCKENDRICK (1927), « A contribution to the mathematical theory of epidemics », Proceedings of the Royal Society of London, Series A, Mathematical, Physical and Engineering Sciences, vol. 115.

MITCHELL, Wesley C. (1927), Business Cycles: The Problem and its Setting, NBER.

MURRAY, Eleanor J. (2020), « Epidemiology’s time of need: COVID-19 calls for epidemic-related economics », in Journal of Economic Perspectives, vol. 34, n° 4.

OGBURN, William F., & Dorothy S. THOMAS (1922), « The influence of the business cycle on certain social conditions », in Journal of the American Statistical Association, vol. 18, n° 139.

PATTERSON, K. David, & Gerald F. PYLE (1991), « The geography and mortality of the 1918 influenza pandemic », in Bulletin of the History of Medicine, vol. 65, n° 1.

VELDE, François (2020), « What happened to the US economy during the 1918 influenza pandemic? A view through high-frequency data », Federal Reserve Bank of Chicago, working paper, n° 2020-11.

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