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5 août 2013 1 05 /08 /août /2013 21:18

La crise financière de 2007 a provoqué un large mouvement de désendettement parmi les agents privés des pays avancés et poussé les taux d’épargne à la hausse, faisant basculer l’économie mondiale dans la récession. Les Etats et banques centrales sont alors intervenus pour éviter l’effondrement du système bancaire et assoupli leurs politiques conjoncturelles pour restaurer la demande globale. Le ralentissement de l’activité et la réaction des autorités publiques ont fortement creusé les déficits publics, alors même que les niveaux de la dette publique au sein des pays avancés étaient déjà jugés excessivement élevés. Cette nouvelle dégradation des finances publiques a suscité de profondes inquiétudes quant à la capacité des Etats à maintenir leur dette sur une trajectoire soutenable. Ce sont surtout les pays de la zone euro qui ont cristallisé les inquiétudes. La Grèce entre en crise budgétaire à l’automne 2009, puis les rendements des obligations souveraines s’élèvent brutalement en Espagne, en Italie et au Portugal fin 2010. Ainsi, les taux d’intérêt, qui avaient connu une convergence au cours des dix précédentes années avec l’intégration européenne, commencent à diverger, les marchés faisant manifestement la distinction entre deux groupes d’Etat-membres : d’un côté, ceux de la « périphérie » qui subissent une hausse insoutenable des primes de risque souverain et, de l’autre, ceux du « noyau » qui bénéficient de taux d’intérêt historiquement faibles. Les pays qui subissent les plus fortes turbulences sur les marchés de la dette souveraine ont multiplié les mesures d’austérité budgétaire pour restaurer la confiance et réduire les spreads souverains. Les autres Etats-membres ont également adopté des efforts de consolidation budgétaire pour contenir la contagion et éviter que leur propre solvabilité soit mise en doute.

Dans certains pays, la variation des primes de risque souveraines peuvent toutefois difficilement s’expliquer par l’évolution des fondamentaux économiques [De Grauwe et Ji, 2012 ; Bruneau et alii, 2012]. Si la dette et le déficit atteignaient effectivement des niveaux insoutenables en Grèce, la situation budgétaire des autres pays menacés par une crise de la dette n'était pas plus désastreuse que celle des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. En 2009, l’Espagne respectait le principal critère de Maastricht en matière de politique budgétaire, puisque sa dette publique représentait moins de 60 % du PIB. L’Italie nécessitait certes un ajustement budgétaire pour assurer le service de sa dette, mais l’effort qu'elle devait réaliser apparaissait modeste tant que les taux d’intérêt se maintenaient à un faible niveau. 

Plusieurs auteurs ont développé l’idée que les crises de dette souveraine, notamment celle des pays européens, pouvaient résulter d’anticipations autoréalisatrices. Autrement dit, la soutenabilité de la dette publique ne dépendrait pas des seuls fondamentaux (notamment du volume de la dette, du solde primaire, etc.). Lorsque les investisseurs craignent pour une raison ou une autre que l’Etat ait des difficultés à faire face à la charge de sa dette, ils se défont de leurs obligations souveraines. Ces ventes poussent les taux d'intérêt à la hausse et le gouvernement risque alors de plus avoir la possibilité de refinancer sa dette autrement qu’à des taux prohibitifs. La crise de liquidité peut alors très rapidement dégénérer en crise de solvabilité. En effet, les Etats vont tenter de consolider leurs finances publiques pour retrouver la confiance des marchés. Si l’économie était initialement en récession, les mesures d’austérité dépriment davantage l’activité, si bien qu’elles sont susceptibles de conduire à une nouvelle hausse du ratio dette sur PIB. Avec la hausse des taux d’intérêt et la contraction de l’activité, les Etats sont finalement contraints de faire défaut sur leur dette. Ainsi, un Etat peut devenir insolvable simplement parce que les investisseurs craignent le défaut. Ces derniers agissent en effet d'une telle manière que la probabilité de défaillance s’élève, et ce même si leurs inquiétudes étaient initialement infondées. S’il se produit, le défaut validera les craintes initiales : les anticipations se seront révélées « autoréalisatrices ». En dernier ressort, une dette publique est soutenable tant que les créanciers la considèrent comme telle. La littérature économique formalise cette idée en mettant en avant l’existence d’équilibres multiples. Ces derniers sont particulièrement instables en présence d’anticipations autoréalisatrices : un simple revirement des anticipations est susceptible de faire basculer une économie d’un bon équilibre à un mauvais.

Toutefois, un Etat en difficulté peut en principe faire appel à la banque centrale pour réduire le risque d’une crise de liquidité. Par conséquent, Paul De Grauwe et Yuemei Ji (2012) estiment que les pays-membres de la zone euro ont, par essence, une plus forte chance de connaître une crise de la dette souveraine que les pays qui s'endettent dans leur propre monnaie, et ce même si ces derniers ont des finances publiques plus dégradées. Les Etats-membres de l'union monétaire ne peuvent en effet compter sur une banque centrale pour fournir de la liquidité si celle-ci venait à manquer. A ce titre, ils partagent la même vulnérabilité face aux crises de la dette souveraine que les pays en développement qui émettent une dette libellée dans une devise étrangère (en général le dollar). Lorsqu’une crise de liquidité survient dans une union monétaire, les pays qui perdent la confiance des marchés (les pays périphériques de la zone euro) se retrouvent à un mauvais équilibre caractérisé par des taux d'intérêt élevés et une fuite des capitaux, puisque les investisseurs recherchent des placements plus sûrs dans le reste du monde. Ces pays sont alors susceptibles de basculer dans la récession comme les taux d’intérêt élevés incitent leur gouvernement à mettre en œuvre des plans d'austérité budgétaire. Inversement, les pays qui gardent la confiance des obligataires (les pays du noyau) sont maintenus à un bon équilibre : ils reçoivent les flux de liquidités en provenance de la périphérie. Ces afflux exercent une pression à la baisse sur leurs taux d’intérêt et stimulent ainsi leur économie. 

De Grauwe et Yuemei Ji ont testé au niveau empirique la pertinence de leur théorie. Ils constatent que les hausses de primes de risque qui furent observées en 2010 et 2011 se sont produites indépendamment de l’évolution du ratio de dette publique sur PIB. La Grèce fait toutefois exception, puisque la hausse du spread sur sa dette publique s’explique effectivement par la détérioration de ses finances publiques. Par contre, les pays qui n’appartiennent pas à une zone monétaire et qui empruntent dans leur propre devise apparaissent immunisés contre les crises de liquidité. Ils ont en effet traversé la Grande Récession sans connaître une hausse significative de leur spread, alors même que certains d'entre eux avaient des ratios de dette publique sur PIB plus élevés que ceux de la zone euro. 

Pour De Grauwe et Yuemei Ji (2012), les équilibres multiples apparaissent dans une zone monétaire lorsque les Etats-membres ne peuvent compter sur l’intervention d’un prêteur en dernier ressort. En annonçant au milieu de l’année 2012 qu’elle soutiendrait sans limites les marchés d’obligations publiques, la BCE a dissipé les craintes d’un effondrement imminent de la zone euro. L’annonce a été suivie par une forte baisse des primes de risque souverain. De Grauwe et Yuemei Ji (2013) confirment que cette évolution des spreads n’est pas liée à une baisse des ratios d’endettement ; au contraire, ces derniers ont continué à augmenter. Ainsi, en endossant enfin son rôle de prêteur en dernier ressort aux Etats, la BCE semble avoir réussi à  « casser » les anticipations et à ramener les économies à un bon équilibre. L’annonce semble en outre avoir été suffisamment crédible pour que la banque centrale n’ait pas eu jusqu’ici à intervenir sur les marchés obligataires pour stabiliser les taux d'intérêt. 

Puisque la crise de la dette souveraine en zone euro s’explique essentiellement par les anticipations autoréalisatrices, la réaction des autorités budgétaires apparaît absurde, dictée par la seule urgence. Les turbulences sur les marchés obligataires ont conduit l’ensemble des gouvernements de la zone euro à privilégier la consolidation budgétaire au détriment du soutien à l’activité. Alors que le secteur public aurait dû continuer à dépenser pour permettre aux agents privés de se désendetter, il a contraire cherché à immédiatement consolider son propre bilan, ce qui a soumis la zone euro à de puissantes pressions récessives. Les pays qui ont subi les plus fortes hausses de spreads ont mis en œuvre les mesures d’austérité les plus sévères [De Grauwe et Ji, 2013]. Ils ont alors basculé dans une spirale perverse où la contraction de l’activité et la détérioration du solde budgétaire se sont mutuellement entretenus. Or, s’il y a une déconnexion entre les primes de risque et les fondamentaux, une politique qui viserait exclusivement à améliorer les fondamentaux (en l’occurrence, à réduire le fardeau de dette publique) peut ne pas suffire à contenir les spreads. L’intervention de la BCE s’est par contre révélée cruciale dans la stabilisation des marchés obligataires. Ainsi, non seulement la thérapie de choc macroéconomique que se sont infligés les pays périphériques apparaît bien vaine, mais elle a surtout contribué à dégrader leurs finances publiques en détériorant le potentiel de croissance de leur économie. Or, la croissance économique est bien un élément déterminant pour la soutenabilité des finances publiques. L’intervention de la BCE a certes réduit le risque d’anticipations autoréalisatrices, mais les fondamentaux sont peut-être aujourd'hui suffisamment affaiblis pour que les craintes relatives à la solvabilité des finances publiques soient désormais justifiées. 

 

Références

BRENDER, Anton, Emile GAGNA & Florence PISANI (2012), La Crise des dettes souveraines, Repères, La Découverte.

BRUNEAU, Catherine, Anne-Laure DELATTE & Julien FOUQUAU (2012), « Is the European sovereign crisis self-fulfilling? Empirical evidence about the drivers of market sentiments », OFCE, document de travail, septembre.

CONESA, Juan Carlos, & Timothy J. KEHOE (2012), « Gambling for redemption and self-fulfilling debt crises », Federal Reserve Bank of Minneapolis, Research department staff report, n° 465, juin.

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2012), « Self-fulfilling crises in the eurozone. An empirical test », CAMA working paper, août. 

DE GRAUWE, Paul, & Yuemei JI (2013), « Panic-driven austerity in the Eurozone and its implications », in VoxEU.org, 21 janvier.

LORENZONI, Guido, & Iván WERNING (2013), « Slow moving debt crises », NBER working paper, n° 19228, juillet.

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4 août 2013 7 04 /08 /août /2013 13:31

Lors de la Grande Récession, de nombreuses banques centrales ont ramené leurs taux directeurs à des niveaux historiquement faibles. Toutefois, le taux directeur avait beau être à sa borne zéro, il restait supérieur au taux naturel, c’est-à-dire le taux d’intérêt nominal qui clôt l’écart de production et assure la stabilité des prix. Or, une fois la borne zéro atteinte, la banque centrale ne peut davantage réduise son taux directeur, ce qui expose l’économie aux pressions déflationnistes et à une hausse de son taux de chômage. Dans une telle situation qualifiée de trappe à liquidité, où la politique monétaire se révèle excessivement restrictive, les autorités budgétaires doivent nécessairement intervenir pour contrer les pressions déflationnistes. Les autorités monétaires adoptent de leur côté des mesures « non conventionnelles » pour rendre leur politique monétaire plus efficace (achats d’actifs, guidage des anticipations avec la pratique du forward guidance, etc.). La Grande Récession se distingue toutefois des précédents épisodes de trappe à liquidité, notamment la décennie perdue au Japon, en ce que le phénomène de trappe à liquidité a cette fois-ci une dimension mondiale. Ce sont les pays les plus intimement liés par les liens commerciaux et financiers (Etats-Unis, Royaume-Uni et zone euro) qui ont connu le plus forte ralentissement de leur crise, amenant leurs autorités monétaires à fixer leur taux directeur au plus proche de zéro.

Pour Michael Devereux et James Yetman (2013), l’apparition de trappes à liquidité dans un contexte où les marchés des biens, des services et des capitaux sont intégrés au niveau international donne une nouvelle dimension au trilemme mis en évidence par la littérature en finance internationale (également appelé « trinité impossible » ou « triangle d’incompatibilité » suite aux travaux de Mundell). Selon l’interprétation traditionnelle de ce phénomène, un pays ne peut simultanément assurer l’ouverture des marchés des capitaux, la fixité des taux de change et l’autonomie de sa politique monétaire. S’il atteint deux de ces objectifs, le troisième devient inatteignable. Or, même si le taux de change est flexible et les marchés des capitaux pleinement ouverts, la politique monétaire perd de son efficacité dans une trappe à liquidité. Si l’économie domestique subit un puissant choc extérieur déprimant sa demande intérieure, la borne zéro est susceptible de contraindre sa propre politique monétaire. Les marchés des capitaux jouent un rôle clé dans la propagation du phénomène de trappe à liquidité d’un pays à l’autre.

La littérature économique suggérait déjà que l’instauration des contrôles des capitaux réduisait le risque qu’un pays subisse des afflux déstabilisateurs de capitaux : les entrées de capitaux sont en effet susceptibles d’alimenter une expansion insoutenable du crédit, la formation de bulles d’actifs et une appréciation excessive de la devise, en particulier dans les pays émergents. Devereux et Yetman suggèrent ici que l’instauration du contrôle des capitaux rend la politique monétaire plus efficace en réduisant le risque que l’économie bascule dans une trappe à liquidité. Ils soulignent ainsi le rôle que les contrôles des capitaux peuvent éventuellement jouer dans le maintien de la stabilité macroéconomique au niveau mondial, rejoignant par là les conclusions auxquelles aboutirent un peu plus tôt Emmanuel Farhi et d’Ivan Werning (2012)

 

Références

DEVEREUX, Michael B., & James YETMAN (2013), « Capital controls, global liquidity traps and the international policy trilemma », NBER working paper, n° 19091, mai.

FARHI, Emmanuel, & Ivan WERNING (2012), « Dealing with the trilemma: Optimal capital controls with fixed exchange rates », NBER working paper, n° 18199, juin.

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31 juillet 2013 3 31 /07 /juillet /2013 14:11

La persistance du chômage à un niveau élevé en Europe ces dernières décennies et la hausse des taux de chômage dans l’ensemble des pays avancés lors de la Grande Récession ont conduit certains à appeler à une réduction des salaires, voire notamment à la suppression du salaire minimum, pour stimuler la création d’emplois. 

Dans l’optique néoclassique, l’élimination du chômage et la stabilisation de l’activité passent effectivement par l’ajustement des prix et salaires. Si un marché connaît un excès d’offre, le prix va diminuer jusqu’à revenir à son niveau d’équilibre. Avec la baisse du prix, l’offre diminue et la demande augmente. Le processus s’arrête lorsque la demande est de nouveau égale à l’offre. Cette analyse s’applique également dans le cas du marché du travail : en présence de chômage, le salaire diminue jusqu’à ce qu’il revienne à son niveau d’équilibre. Des processus d’ajustement similaires s’opèrent également au niveau agrégé si l’économie subit un choc d’offre ou de demande. Si l’économie est en situation de surproduction, les prix vont diminuer dans les secteurs où l’offre est excédentaire. Dans ce contexte, la déflation apparaît alors comme stabilisatrice. La flexibilité des prix et salaires est donc nécessaire pour maintenir l'ensemble des marchés à l’équilibre. En cas de déséquilibres, plus les prix et salaires s’ajusteront rapidement, plus l’économie reviendra rapidement à son équilibre et au plein emploi. En revanche, les prix ne pourront jouer leur rôle de mécanisme d'ajustement s'ils sont rigides. En l'occurrence, le chômage involontaire ne persiste que si des rigidités empêchent les salaires de s’ajuster librement.

Les auteurs néoclassiques se trompent toutefois en restreignant leur analyse du chômage au seul marché du travail. Les dynamiques observées sur un marché influencent en effet celles observées sur les autres marchés. Prenant en note cette interdépendance, John Maynard Keynes a tenté par conséquent d’expliquer le chômage directement au niveau macroéconomique et cherché à démontrer l’existence d’un équilibre de sous-emploi. Non seulement les salaires sont rigides à la baisse, mais le chômage ne disparaitrait pas pour autant si les salaires étaient flexibles. Le niveau de production et la demande de travail nécessaire pour la mettre en œuvre dépendent du niveau de demande qu’anticipent les entrepreneurs (la demande effective), or rien ne certifie que le niveau de production en vigueur soit suffisant pour assurer le plein emploi. Le chômage est en l'occurrence susceptible d'apparaître si la demande effective est trop faible. Dans un tel cadre, la réduction des salaires que préconisent les néoclassiques pour éliminer le chômage ne ferait qu’aggraver ce dernier (au regard des conclusions néoclassiques, Eggertsson et Krugman [2012] parlent de « paradoxe de la flexibilité »). Une baisse des salaires déprimerait davantage la consommation, si bien qu’elle entraînerait une nouvelle hausse du taux de chômage. Un tel cercle vicieux est à l’œuvre dans les pays « périphériques » de la zone euro, contraints à fortement réduire leurs coûts pour gagner en compétitivité : de tels ajustements ont fait basculer leur économie dans la dépression et poussé leur taux de chômage à des niveaux insoutenables.

La littérature néoclassique a par la suite accepté l’idée que le chômage puisse résulter d’une demande insuffisante. Cependant, même dans ce cas, la déflation demeure selon elle un mécanisme stabilisateur en accroissant la demande globale via deux canaux. D’une part, une chute du niveau général des prix conduit à une baisse des taux d’intérêt réels qui favorise l’investissement : c’est l’effet Keynes. D’autre part, la déflation génère une hausse de la richesse en termes réels, ce qui incite les ménages à accroître leurs dépenses : c’est l’effet Pigou (ou effet d’encaisses réelles). De cette manière, la théorie keynésienne n’apparaît plus que comme un cas spécial de la théorie néoclassique. Le chômage keynésien ne serait observé que dans une économie où les rigidités institutionnelles contraignent l’ajustement des prix et salaires. 

Pour James Tobin, Keynes n’a effectivement pas réussi à démontrer l’existence d’un équilibre de sous-emploi : la théorie keynésienne est une théorie des déséquilibres. Les mécanismes marchands restent toutefois insuffisants pour stabiliser l’économie. Pour démontrer cela, Tobin (1975) élabore un modèle à partir de trois équations dynamiques : la production s’ajuste en réponse à la demande sur les marchés des biens ; l’inflation s’ajuste selon l’écart entre la production et son niveau de plein emploi ; les anticipations d’inflation s’ajustent en fonction du taux d’inflation effectif. L’un des équilibres du modèle se caractérise par le plein emploi, une inflation stable et des anticipations correctes. Rien ne certifie toutefois que l’économie atteindra cet équilibre. Si la production chute sous son niveau naturel (ou, pour employer la terminologie nouvelle keynésienne, si l’écart de production se creuse), alors l’emploi et les prix vont connaître des déclins cumulatifs. Or, si les prix et salaires nominaux sont pleinement flexibles, il n'y a aucune limite à leur baisse [Sethi, 2009].

S'inspirant du concept de déflation par la dette développé par Fisher (1933) et du chapitre 19 de la Théorie générale, James Tobin (1980) rejette l’idée que la déflation puisse favoriser la demande globale. Avec la baisse du niveau général des prix s’opère un transfert de richesse au profit des créanciers. Ces derniers profitent de leurs gains de pouvoir d’achat pour dépenser davantage (effet Pigou), mais l’alourdissement du fardeau de la dette pousse par contre les emprunteurs à réduire leurs dépenses (effet Fisher). Or, ces derniers ont une plus forte propension à dépenser que les créanciers. Avec la déflation, les débiteurs réduisent davantage leurs dépenses que les créditeurs n'accroissent les leurs. La chute de la demande globale entraîne une nouvelle baisse des prix, plongeant l’économie dans un cercle vicieux. La déflation n’a donc pas de rôle stabilisateur, mais au contraire un effet cumulatif. Loin de rendre l'économie plus résiliente aux chocs, la flexibilité des prix et salaires peut approfondir la contraction économique.

Les nouveaux keynésiens ont reformulé le paradoxe de la flexibilité, mais en cherchant à lui donner des fondations microéconomiques. Brad DeLong et Lawrence Summers (1986) ont par exemple poursuivi les réflexions de Tobin en montrant que, même si elles sont rationnelles, les anticipations déflationnistes peuvent entretenir la contraction de la production. Plusieurs auteurs ont également mis en évidence les propriétés stabilisatrices d’une viscosité des prix et salaires. Plus récemment, la Grande Récession a conduit les économistes à réévaluer l’impact de la flexibilité des prix et salaires lors des chocs macroéconomiques. Par exemple, Gauti Eggertsson et Paul Krugman (2012) suggèrent qu’une plus grande flexibilité des prix amplifie les répercussions récessives au lieu de les atténuer lorsque l’économie subit un puissant choc de désendettement. La chute des prix ne contribue pas à stimuler la demande, mais renforce simplement l’effet Fisher en élevant la valeur réelle de la dette et en déprimant davantage les dépenses des débiteurs.

Pour Saroj Bhattarai, Gauti Eggertsson et Raphael Schoenley (2012), la plus ou moins forte viscosité des prix et salaires contribue à expliquer pourquoi la contraction de la production américaine a été beaucoup plus marquée pendant la Grande Dépression que lors de la Grande Récession. Si la première fut caractérisée par une forte déflation, la seconde n’a été associée qu’à un ralentissement modeste de l’inflation, le taux d’inflation se maintenant finalement à un niveau faible et stable. Dans leur modèle, la flexibilité des prix se révèlera déstabilisatrice lors des chocs de demande si la banque centrale n’ajuste pas ses taux directeurs aussi rapidement que varie le taux d’inflation. Ce sera notamment le cas lorsque le choc de demande est tellement puissant que le taux directeur se retrouve à son niveau plancher, sans pour autant que la banque centrale ait suffisamment assoupli sa politique monétaire pour clore l’écart de production. Dans une telle situation de trappe à liquidité, les anticipations déflationnistes amplifient la baisse de la production. Une faible réactivité des autorités monétaires se solde donc par une forte volatilité de la production. 

 

Références

BHATTARAI, Saroj, Gauti EGGERTSSON & Raphael SCHOENLEY (2012), « Is increased price flexibility stabilizing? Redux », New York Fed, staff report, n° 540, janvier.

DELONG, J. Bradford, & Lawrence H. SUMMERS (1986), « Is increased price flexibility stabilizing? », in American Economic Review, vol. 76, n° 5.

EGGERTSSON, Gauti B., & Paul KRUGMAN (2012), « Debt, deleveraging, and the liquidity trap: A Fisher-Minsky-Koo approach », Federal Reserve Bank of New York, 26 février.

FISHER, Irving (1933), « The debt deflation theory of great depressions », in Econometrica, vol. 1, n° 4. Traduction française, « La théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation », in Revue française d’économie, vol. 3, n°3, 1988.

KRUGMAN, Paul (2013), « The paradox of flexibility », in The Conscience of a Liberal (blog), 16 juillet. 

SAU, Lino (2006)« Non-stabilizing flexibility: from the contributions by Keynes and Kalecki towards a post-keynesian approach ».

SETHI, Rajiv (2009), « On the consequences of nominal wage flexibility », 8 décembre.

TOBIN, James (1975), « Keynesian models of recession and depression », in American Economic Review Proceedings, vol. 65.

TOBIN, James (1980), Asset Accumulation and Economic Activity, Basil Blackwell.

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